Enragé

 
 

                Ils étaient sortis de nulle part, toutes armes dehors, et s’étaient jetés sur le convoi sans hésiter. Une embuscade mûrement préparée, somme toute. Et réussie : au moins un bon quart des vaillants défenseurs du convoi étaient tombés sous les coups des fourbes assaillants et de leurs armes rouillées. Maudits peaux-vertes. Harkrim jura. Il était le dos au mur, à tous les sens du terme : il tenait son dernier carré, acculé par ses adversaires contre le flanc d’un chariot nain, et saignait de multiples blessures. Il ne tiendrait pas longtemps, et il le savait : son bouclier avait été réduit en miettes sous les coups répétés des gobelins obstinés, achevé par un traitre coup de masse d’arme, et il ne tenait ses ennemis à distance plus que grâce à de grands moulinets de sa hache qu’il maniait maintenant à deux mains. Mais il ne lui faudrait pas longtemps pour qu’un peau-verte chanceux outrepasse sa garde et lui porte le coup fatal. De toute façon, la seule raison pour laquelle Harkrim se tenait encore debout était sa résolution à emporter avec lui le plus d’adversaires dans la mort : par-dessus les borborygmes de ses assaillants, il pouvait entendre les cris de ses camarades, et ceux de de leurs femmes et de leurs enfants, massacrés par les gobelins. Lui-même faisait partie des derniers nains encore vivants. À chaque fois qu’il entendait un compagnon tomber, sa haine contre ses ennemis s’enflait comme la tempête qui gronde avant d’éclater dans toute sa fureur. En son cœur, il avait entonné son chant de mort, et il ne s’arrêterait pas avant que ses ennemis gisent morts à ses pieds, où jusqu’à ce qu’il soit enfin emporté par les servants de Gazul jusqu’aux portes des Halls de Grungni, où il pourrait festoyer sans fin avec ses ancêtres et ses compagnons tombés avec lui.

 

                Soudain, quelque chose changea. Ce n’était pas lui, et pourtant ses blessures allaient en s’aggravant et il se sentait terriblement affaibli. Non, ce n’était pas cela. Puis il comprit. Ce n’était plus les cris de ses camarades qui retentissaient par derrière le mur de ses assaillants —il devait être le dernier de la compagnie encore debout, mais bien ceux des peaux-vertes. Mais qui, qui, pouvait en être la cause ? Il n’eut pas le temps d’y réfléchir plus avant car un éclair d’acier et de carmin passa devant ses yeux, coupant court au fil de ses pensées. Soudain, ce n’était plus une troupe d’ennemis gobelinoïdes assoiffées de sang, mais leurs cadavres démembrés, mutilés, baignant dans leur sang, qui s’étendaient à terre devant lui. Après un moment, son esprit presque incapable de comprendre ce qu’il s’était passé se décida enfin à lever les yeux, et à chercher la cause de son sauvetage, qu’on aurait pu qualifier de miraculeux. C’est ainsi qu’il vit le guerrier.

 

                Le nain était incroyablement musclé. On aurait pu résumer son aspect extérieur comme un amalgame de muscles saillants, masse instopable de force brute animée par une haine si intense qu’elle en était presque palpable. De sa main gauche il maniait une lourde chaîne au bout de laquelle une tête de hache était fixée, et dont l’autre extrémité était fermement maintenue dans son autre main. Les peaux-vertes n’avaient aucune chance : avant même que leur adversaire ne soit à portée de leurs armes, la tête de hache fondait sur eux depuis la chaîne, bien plus longue que n’importe quelle lance, brisant les os aussi bien que les boucliers, tranchant dans la chair comme dans les cottes de mailles rouillées de ses victimes, ne laissant derrière elle que des membres mutilés et sanglants. Et quand bien même un gobelin arrivait assez près pour frapper le terrible manieur de l’arme, ce dernier se servait de l’autre partie "inutile" de la chaîne qu’il tenait dans sa main droite pour dévier les coups et décontenancer son adversaire le temps que la hache finisse son tour mortel et vienne prendre l’importun peau-verte. Pas de fuite possible face à un tel adversaire : si ses ennemis lui tournaient les talons, il n’avait qu’à allonger la portée de son arme pour les atteindre eux aussi.

 

Harkrim n’en croyait pas ses yeux : il avait devant lui l’un de ceux que l’on appelait les Dammaz Drengi, les tueurs Enragés. L’arme, le torse nu, la crête et barbe oranges ainsi que les multiples tatouages et cicatrices ne lui laissaient aucun doute, pas plus que l’aura de haine qui émanait du personnage, bien connue des Dammaz Drengi que l’on considérait comme les plus fous et les plus dangereux de tous les tueurs nains. Et à en voir un en action devant ses yeux, Harkrim ne pouvait que comprendre d’où venaient ce qu’il prenait encore peu de temps auparavant pour des légendes.

 

                Bientôt, il n’y eut plus un seul adversaire à vouloir faire face au terrible guerrier et à son regard brûlant de rage mal contenue, ceux qui n’étaient pas encore morts ne voulant pas subir le même sort que leurs camarades qui gisaient déchiquetés à leurs pieds. Une fois que le chef des peaux-vertes fut tombé, ce fut la débandade complète, et les derniers gobelins disparurent dans la forêt d’où ils étaient venus, laissant sur la route caillouteuse le convoi détruit et les cadavres des défenseurs tombés vaillamment au combat contre eux, emportant avec eux dans la mort bon nombre de peaux-vertes dont les corps jonchaient eux aussi le sol. Ce fut seulement à ce moment que la tête de hache du tueur toucha enfin le sol, mettant ainsi fin à un vol mortel qui avait seulement duré quelques minutes, mais qui avaient semblé être plusieurs heures pour Harkrim. Le tueur, se redressant, la chaîne pendant dans ses mains, le fixa, et l’intensité dans son regard était telle que Harkrim eut peine à ne pas baisser les yeux devant lui. Puis, comme la mer lorsque les vents se taisent, la fureur s’éteignit dans ses yeux, et alors seulement Harkrim put oser prendre la parole.

 

                « Vous, vous... vous nous avez sauvés... bafouilla-t-il.

                — Sauvés ? répondit amèrement le tueur. Toi peut-être, mais regarde autour de toi : tu es le dernier défenseur d’un convoi de cadavres. Et les peaux vertes reviendront, sois en sûr. » Il baissa les yeux, l’air presque coupable. « J’aurais dû venir plus tôt. Mais il est trop tard maintenant. » Son regard se durcit et il rassembla sa chaîne dans ses mains, soulevant sa hache de terre. « Il ne me reste qu’à finir ce que j’ai commencé. » Et il prit la direction qu’avaient prise les gobelins, s’enfonçant dans la forêt sans un regard pour Harkrim. Puis sa voix retentit à nouveau de derrière les fourrés. « Prends soin de toi, guerrier, et fais vivre avec toi le souvenir de tes camarades tombés. » Puis, plus rien.

                    

                Harkrim resta ainsi un moment sans bouger, les yeux perdus dans le vide, sans savoir trop quoi faire, et peu sûr d’avoir compris son bref échange avec son mystérieux sauveur. Presque inconsciemment, son regard se posa sur ses camarades tombés, leurs cadavres aux plaies béantes gisant dans la poussière, leurs yeux sans vie, exorbités, tournés vers le ciel, ou regardant les alentours sans les voir. Il n’y avait aucun bruit sur la route gorgée de sang. Il n’y avait que le silence de la mort. Instinctivement, Harkrim sut que s’il se retournait pour regarder derrière la rangée de chariots, il trouverait les corps sans vie des femmes et des enfants de ses compagnons, massacrés sans pitié par les peaux-vertes. Sa hache tomba de sa main. Tout son corps semblait vidé d’énergie à l’instar de son esprit qui se sentait incapable de penser. Il avait tout perdu. Ses amis. Son clan. Sa raison de vivre.  Il n’avait plus rien à faire dans ce monde. Son regard se porta sur l’un de ses camarades, abattu traitreusement par derrière alors qu’il ne combattait plus qu’avec sa dague, sa hache brisée à ses pieds et, posant son regard sur la lame, il sut ce qu’il lui restait à faire. Il prit l’arme des mains de son compagnon —il n’en aurait plus besoin là où il était— et entreprit d’enlever sa propre cotte de maille. Puis, prenant ses cheveux encore poisseux de son sang aussi bien que de celui de ses ennemis, il se rasa méthodiquement la tête, la lame froide raclant sans relâche son cuir chevelu. Puis vint le tour de sa barbe dont il ne laissa que la longueur d’une main. Ayant fini, il se baissa, ramassa sa hache et partit sur les traces du tueur enragé.

 

                Il ne se retourna pas une fois alors qu’il s’enfonçait dans la forêt, les troncs et les branches des arbres cachant peu à peu le convoi de sa vue, et ainsi disparurent avec les chariots fumants et les cadavres des combattants les derniers vestiges en ruine de la vie de celui qu’il n’était plus.  

 

* * *

                        Le calme régnait sur la vallée enneigée, ses sapins aux manteaux blancs immobiles dans la légère brise qui parcourait les montagnes en cette fin de journée, le soleil couchant dardant de ses rais de feu les pics immaculés de ces géants millénaires. Portée par le vent filant entre les branches alourdies et les stalactites glacées pendant des rocs gelés, une mélodie apaisante, primordiale et inhumaine, s’élevait du val dans son linceul de neige. Et là, sur le pant d’une des vénérables montagnes sur lesquelles grimpait la forêt, assis en tailleur à l’entrée d’une grotte, à l’abri des derniers rayons de l’orbe solaire, l’homme méditait.

 

                Toute la journée, il était resté ainsi sans bouger, perché au-dessus du monde, recherchant dans le calme apaisant à imposer la paix sur son âme et son cœur troublé. Il n’avait pas réussi. Plus le temps passait, plus il lui semblait que le sang qui imbibait ses vêtements se refermait sur lui dans un étau de plus en plus froid, jetant sur son cœur un voile de glace qui lui rappelait sans cesse ce qu’il cherchait si ardemment à faire passer, ne serait-ce que pour un temps seulement, dans l’oubli.

 

                Une journée. C’était tout ce qu’il avait fallu à tout ce qui lui était cher pour passer à jamais dans le néant.

 

                Depuis plus de deux siècles, la Per-Sherebti, la maison des Ish-Sherebti, Ceux qui Recherchent la Perfection, s’était installée en bordure de ce que les humains osaient appeler l’Empire, cet ensemble naissant de tribus disparates de guerriers vivant dans des villages de bois et de boue, luttant pour leur survie, sous le règne d’un supposé empereur tout aussi impuissant que ses servants, les soi-disant comtes électeurs.

 

                Les Ish-Sherebti n’avaient pas plongé dans la déchéance et succombé à leurs passions dévorantes après la chute de l’antique Royaume des Vivants comme l’avait fait jadis le reste des fiers et nobles Immortels de Nehekhara. Menés par la volonté d’accéder à la perfection ultime, physique et  mentale, la fermeté d’esprit des enfants de la Maison de la Perfection leur avait permis de résister aux sombres pulsions que leur condition leur imposait. Pendant plus d’un millénaire, ils avaient erré de par le monde, en si faible nombre depuis la déchéance de Nehekhara qu’ils en  frôlèrent l’extinction. Puis était venu Sigmar, et l’aube d’un nouvel espoir pour la race humaine. La promesse de la renaissance du culte de la Perfection.

 

                Le petit peuple des Hommes avait, après s’être rendu compte que les Ish-Sherebti n’étaient pas de la même trempe que les  vaines créatures déchues qu’ils appelaient désormais les vampires, reçu avec joie l’arrivée des Immortels dans leur région, ces derniers leur offrant leur protection en échange de leur servitude et d’un tribut négligeable de sang. Sans compter que l’espoir que chacun d’eux berçait en son cœur de se faire accepter parmi les Ish-Sherebti lors des épreuves que ces derniers organisaient tous les dix ans, à l’issue de laquelle les vainqueurs éventuels se voyaient offrir une place parmi eux, et la promesse d’accéder au rang d’Immortel après plusieurs années d’entraînement, qui les rendraient dignes de recevoir le don de la vie éternelle, pour pouvoir suivre le chemin de la perfection, de la maîtrise de l’âme, du corps et de l’esprit, à condition de renoncer à tout contact avec le monde, extérieur, imparfait, des Hommes.

 

                Mais les petits chefs des Hommes n’avaient pas vu leur arrivée d’un si bon œil, et sentaient leurs sujets échapper à leur contrôle au fur et à mesure qu’ils se sentaient, et à juste titre, attirés, comme des papillons par la flamme envoutante et pleine de promesses d’une bougie, par la pureté des membres de la Per-Sherebti. Il leur fallait passer à l’action s’ils voulaient conserver leur souveraineté sur leurs faibles sujets, et ainsi continuer à pouvoir vivre à leurs dépens comme ils l’avaient toujours fait, et comme ils étaient en droit de le faire, pensaient-ils au fond de leurs âmes corrompues par cupidité, jalousie et malice.

 

                Un mois de cela, ils en avaient reçu l’occasion.

 

                Une âme corrompue, un félon, avait réussi seuls les dieux savent comment à s’infiltrer par ruse parmi les aspirants, et à tromper leurs maîtres de sorte qu’il reçut le don de vie auquel il n’aurait jamais dû avoir accès. Son esprit faible et déjà détérioré par sa malice ne put supporter le poids de la Vie Éternelle, et il en avait été réduit à l’état de bête, mené par des sentiments primordiaux tels que la rage, la haine et, plus que tout, la faim inextinguible, et impossible à retenir pour son esprit fou, de se nourrir de la chair et du sang des Hommes.

 

                Les chefs des Hommes saisirent cette occasion sans hésitation et, bientôt, toutes sortes de rumeurs coururent sur ce qu’il se passait réellement entre les murs de la Per-Sherebti et ce que l’on faisait subir à ceux qui y entraient et dont personne n’entendait plus jamais parler. On disait qu’on les tournait en monstres assoiffés de sang, en créatures indignes de ce qu’elles étaient jadis, et qu’ils les destinaient à créer une armée pour plonger la contrée dans le chaos et le sang, comme le monstre qui parcourait actuellement la région à la recherche de proies. C’était un essai, disait-on, qui avait mal tourné.

 

Et bientôt, il n’y eut plus personne pour se présenter à la porte de la maison des Ish-Sherebti. Ce qui n’inquiétait guère ces derniers, peu soucieux du monde extérieur, entièrement tournés vers la recherche de leur idéal.

 

Une journée, c’était tout ce qu’il leur avait fallu par annihiler la quasi-totalité de la Maison.

 

Ils étaient arrivés en plein jour, armés de faux, de pieux et de torches, alors que les aspirants et les nouveau-nés étaient dans leur sommeil. Les arts de la guerre, de la sorcellerie et de la mort étant réservés aux étudiants les plus méritants, dont la maîtrise de corps et d’esprit était suffisante pour pouvoir recevoir sans sombrer dans la folie sous le poids de ce lourd, mais noble, savoir, les membres endormis de la maison n’eurent aucune chance face à la marée de ce peuple assoiffé de sang et mené par une haine, contre ceux qu’ils croyaient des monstres, telle que rien n’aurait pu les arrêter.

 

Lorsque Ingmar, nouveau nom de Senefet, seigneur et fondateur de la Maison de la Perfection revint avec la nuit et ses neuf apprentis —ceux à qui il avait décidé de léguer, le temps venu, tout son savoir—, il put contempler les cadavres décapités de ce qu’il pouvait appeler sa famille, et qui brûlaient en même temps que la grande maison de la Per-Sherebti, les têtes sans corps plantées sur des pieux entourant l’immense brasier, contemplant de leurs orbes vides ces petits êtres à qui le monde avait décidé de rappeler qu’ils n’avaient d’immortel que le nom, et qu’il ne tenait qu’au destin de faire plonger chacun dans les tourments du sang, de la violence et de la mort.

 

Comme l’honneur le demandait, les dix survivants se préparèrent à porter la mort sur ceux qui avaient osé souiller le nom de la Per-Sherebti. Ils étaient les plus puissants des Ish-Sherebti, des créatures aux pouvoirs surhumains, formés pour atteindre la perfection de leurs performances physiques déjà extraordinaires, au mental d’acier, détenteurs d’un savoir plusieurs fois centenaire affiné au cours des âges. Le sang des Hommes allait couler cette nuit.

 

Mais que peut faire le petit rocher, fût-il fait de diamant veiné d’or et d’argent, face à la vague immense que l’océan lance sur lui ? Ils étaient dix, ils affrontaient des milliers.

 

Toute la nuit, ils avaient combattu sans relâche l’armée des Hommes. Lorsque le jour était venu, des nuages noirs comme le fond de leur cœur avaient recouvert le ciel, et le soleil n’avait pas osé poser ses yeux sur cette scène de massacre.

 

Ce jour-là, chacun des dix commit tant de hauts faits qu’aucun livre ne pourrait tous les conter, et maints vaillants héros également tombèrent de l’autre côté.

 

Mais ils ne faisaient que retarder l’inévitable, car toute créature ne peut combattre jour et nuit des siècles durant et, un par un, les derniers membres de la Per Sherebti avaient succombé, que ce soit par la fatigue où par un coup chanceux de leurs adversaires, si bien qu’à la fin de ce jour sanglant, seul Senefet et Ian, anciennement Neben’tef, tenaient encore debout. C’était ce dernier, le tout premier des apprentis de Senefet, et le plus fidèle, qui avait vu son maître, son mentor, celui qu’il considérait comme son père, recevoir le coup fatal, traître revers d’une arme magique impie forgée par les nains barbus des montagnes du nord qu’il avait reçu de plein fouet.

 

Il inspira profondément. Le souvenir de ce moment le perturbait au plus haut point, alors même qu’il cherchait à trouver l’équilibre en lui-même. Pour la première fois depuis sa longue existence, il avait perdu le contrôle de lui-même. Ses confrères, il les connaissait peu : ils allaient et venaient, et ne restaient jamais longtemps. Leur passage dans l’au-delà ne l’avait que peu affecté. Mais pas la chute de Senefet. Tout ce qui le retenait de s’effondrer sur lui-même, son roc, son pilier, était son mentor, et lorsqu’il l’avait vu tomber, il avait oublié tout ce qu’il avait appris. En ce moment même, il livrait encore son combat intérieur pour réfréner ses pulsions ainsi déchaînée. Mais au moment où Senefet avait reçu le coup fatal, il n’y avait eu aucune barrière pour les retenir.

 

Il s’était jeté sur les ennemis restants la rage au ventre, il avait fait voler leurs membres et couler leur sang, et il s’était délecté de leurs hurlements de souffrance et d’agonie. Il s’était taillé un chemin d’os brisés et de cadavres démembrés, une rivière de sang, pour arriver jusqu’au corps de son maître. Il avait déchaîné toutes les puissances occultes dont il avait appris l’existence sur les soldats, abattant la fureur du ciel, déchaînant les éléments, invoquant ombres et miasmes pour les torturer, puis, en un éclair, il avait disparu, le corps de Senefet avec lui.

 

Même avec les yeux fermés, il pouvait, assis à l’entrée de la caverne, sentir la présence du corps de son mentor, gisant au fond de la caverne, toujours immobile dans la transe dans laquelle il l’avait placé. Il entendait encore les derniers propos qu’ils avaient échangés juste après leur départ du champ de bataille, Ian prostré sur le sol tenant sur ses genoux la tête ensanglantée du maître blessé à mort.

 

« Ian, je sens le pouvoir de cette arme me ronger... » Avait-il dit, résigné, grinçant des dents.  « Je ne tiendrai pas longtemps. 

— Maître, je vous prie, ne dites-pas cela ! » Avait répondu Ian, des larmes de sang perlant ses yeux. Senefet lui caressa la joue de sa main, laissant de longues traces de sang carmin sur la pâle figure de son jeune apprenti. Aucune expression n’était visible sur son visage. Il avait alors repris la parole :

« Neben’tef, cela est indigne de toi. J’ai commis une erreur en t’offrant le Don si tôt. Malgré toutes ses années, un peu d’enfance est resté en toi. » Il y avait du regret dans sa voix, un peu renfrogné comme s’il avait commis quelque faute facilement évitable. « Je t’ai couvé trop longtemps. Il est temps pour toi de devenir plus qu’un simple apprenti. C’est sur toi que repose la tâche de faire renaître la Maison de la Perfection. » Sa main s’était resserrée avec force sur l’épaule du jeune Immortel. « Il est trop tard pour moi, c’est à toi et à toi seul qu’il revient de le faire.

— Mais, maître » Ian avait protesté « Je ne connais qu’une infime partie seulement du savoir de notre Maison... Tout le reste a brûlé... Comment pourrais-je lui restaurer sa grandeur sans cela ! Je ne suis que votre humble apprenti... » Il avait baissé la tête de honte, et le regard de son maître c’était aussitôt durci.

« Cesse donc cela tout de suite ! Tu n’es plus le pauvre enfant que j’ai recueilli il y a tant d’années ! Tu es un maître de la Maison de la Perfection, rien de moins ! Et laisse-moi te rappeler que la Per-Sherebti, je l’ai bâtie à partir de rien, rien ! Tu devrais le savoir, tu étais là. Maintenant, va, je ne veux plus avoir à souffrir de te voir dominé par tes sentiments impies. » Il avait détourné la tête. « Va, te dis-je ! Piètre maître que tu fais ! Va et porte avec toi la semence de la Maison, et laisse cette créature qui est trop longtemps restée en ce monde et dont l’heure est venue d’affronter la mort avec dignité. »

Il n’avait plus dit un mot.

 

De toute sa vie, Ian ne s’était jamais senti aussi perdu. C’était comme si, à la vue de son maître tombant à terre, une terrible tempête s’était levée en lui et avait mis à bas le mur invisible qui gardait son esprit des passions destructrices de sa race. Et de cette fosse immatérielle avait jailli une rage incommensurable, une fureur meurtrière, primordiale, instoppable. Elle avait pris le contrôle de son esprit, l’aveuglant, le poussant à tuer encore et encore. Mais c’était elle aussi qui lui avait permis d’atteindre le corps de son maître et de se sauver avec lui.

 

Et maintenant qu’elle s’était retirée dans un coin sombre de son esprit, et cependant encore bien trop présente au goût de l’immortel, elle avait laissé place à un ouragan d’émotions qui se battaient au-dessus des restes de sa raison. Au moment même où il avait eu besoin de son assurance, de la maîtrise d’esprit inamovible propre aux Ish-Sherebti, elle l’avait déserté. Que pouvait-il faire, lui, pauvre apprenti, si son maître, celui qu’il pensait vivre des siècles tel une montagne, immuable et immortelle alors que les millénaires passaient pour les créatures insignifiantes qui grouillaient dans son ombre ? La chute de Senefet avait ébranlé jusqu’aux fondements de ses croyances. Maintenant que sa croyance la plus ancienne, la plus fermement enracinée dans son esprit, s’était brisée devant la terrible, si improbable, cruelle vérité, il n’y avait plus dans son esprit qu’un immense doute soufflant sur le champ désertique d’un savoir désormais trop hésitant et incapable d’agir.

 

Il n’arrivait plus à prendre une décision, un tourbillon d’idées tournoyait devant ses yeux, mais plus rien ne lui paraissait sûr à présent, et il ne savait plus quoi faire. Avait-il eu encore besoin de respirer, il se serait étouffé face aux tourments de l’indécision.

 

Il lui avait fallu plus d’une heure pour arriver enfin à faire taire, ne serait-ce que pour quelques instants, seulement la tempête qui faisait rage dans son esprit, pas assez atténuée pour ne pas revenir à l’assaut plus tard, mais suffisamment pour qu’il puisse sentir que l’âme de son maître n’avait pas encore quitté son enveloppe charnelle. Il lui avait fallu encore plus de temps pour enfin arriver à choisir puis rassembler ses forces et finalement prononcer correctement l’incantation qui avait placé le corps de son maître dans une transe mystique qui pourrait le préserver jusqu’à ce qu’il puisse le soigner définitivement.

 

Et ainsi était-il là, assis en tailleur devant la grotte dans laquelle il avait déposé le corps de son maître, essayant vainement d’apporter la paix sur son esprit. Qu’allait-il faire à présent ? Son cœur le poussait à soigner son mentor au plus vite, mais il savait que tant qu’il n’avait pas repris le contrôle de sa raison, il n’aurait pas la force mentale suffisante pour compléter les rituels complexes qu’il devrait entreprendre pour redonner au corps brisé par la magie impie de l’arme profane un semblant de force vitale. Les restes de sa raison lui soufflaient de suivre les ultimes commandements de son maître et de perpétrer l’héritage de la Maison de la Perfection, mais il ne pouvait se résoudre à abandonner le vieil immortel, d’autant plus qu’il se pensait incapable de mener à bien la tâche de transmettre le savoir millénaire de la Per-Sherebti. Et dans un coin de son esprit, il y avait une petite voix, sifflante, discrète mais affirmée et persistance, qui lui chuchotait de reprendre son épée, et d’aller semer la mort parmi les Hommes, d’aller prendre la vie de ses chefs cupides et vains qui avaient osé porter la main sur la personne sacrée de son mentor. Après tout, ce dernier, dans sa transe, ne risquait rien dans cette grotte perdue au milieu d’une vallée oubliée de toute créature pensante, et le sort lui donnerait tout le temps d’agir avant qu’il ne soit trop tard pour le soigner...

 

Non, il ne pouvait pas faire cela. Il ne devait pas céder à ces pulsions. Il était l’un des Ish-Sherebit, il, il...

 

Il prit une grande inspiration, et soudain, il accéda au stade supérieur de la méditation. C’était comme si son âme se séparait de son corps et s’étendait dans la vallée. Il entendait, il voyait, il sentait tout ce qui s’y passait. Pourquoi pas, si disait-il, peut-être trouverais-je dans cette contemplation la réponse à mes questions. Et il écouta. Là, un aigle survolait la forêt à la recherche d’une proie. Ailleurs, une renarde nettoyait ses petits. Un peu plus loin, sous un rocher, un écureuil creusait le sol gelé à la recherche de sa provision de noisettes. Ian se pencha sur ce petit être qui semblait si attaché à sa vie, fouillant désespérément le sol de ses pattes griffues pour accéder à sa précieuse nourriture, les flocons de neige éparses se posant doucement sur sa fourrure brune et soyeuse.

 

Il ne vit pas la stalactite qui se détacha du rocher sous lequel il se tenait et qui le transperça de part en part, le clouant au sol et répandant ses entrailles sur le sol gelé. Une de ses pattes s’agita compulsivement, battant vainement l’air dans un dernier spasme, puis s’en fut fini de lui. La neige se teinta de rouge. Ian mit immédiatement fin à sa méditation et ouvrit les yeux, l’odeur du sang du rongeur encore dans les narines. Sa poitrine se souleva. Le rideau carmin recouvrait encore sa vue. La nature avait parlé. Un sourire carnassier fendit le visage de l’immortel. Sa main se resserra sur la poignée de son épée.

 

Sa juste fureur allait faire s’abattre sa vengeance sur le monde des Hommes.

 

* * *

 

À suivre...

Le soleil s’était couché depuis longtemps lorsqu’Harkrim put rattraper son mystérieux sauveteur, qui avait arrêté sa traversée de la forêt avec la tombée de la nuit. Il était là, assis devant un grand feu au milieu de la clairière. Un peu plus loin gisait un tas de cadavres de gobelins. C’étaient sûrement eux qui avaient allumé le brasier avant que l’enragé ne tombe sur eux à bras raccourcis. Harkrim s’avança vers le feu. Il pouvait enfin contempler de près celui à qui il devait sa vie... ou ce qu’il était désormais, tout du moins.

 

À le voir d’aussi près, Harkrim pouvait voir à quel point le tueur était massif. Pourtant, lui-même étant un soldat, il avait vu sa part de guerriers. Mais jamais il ne lui avait été donné de se retrouver face à une telle montagne. Le tueur était un véritable amas de muscles saillants, lustrés et brillants à la lumière du feu, sans aucune place pour de la graisse. Et pourtant pas une parcelle de sa peau n’était intacte : si elle n’était pas recouverte de tatouages ornementaux, dragons et autres créatures mythiques se confrontant aux runes guerrières et aux textes sacrés, c’étaient les cicatrices qui la couvraient. Grandes, petites, profondes, doubles, triples, causées par griffes, dents, sabres ou couteaux, il y en avait de toutes les sortes. Sous les yeux d’Harkrim, le feu faisait danser tout cet amalgame de marques, qui prenait vie devant le nain ébahi, les serpents de runes et de cicatrices se déroulant sous ses yeux pour raconter leurs histoires de massacres et de sang, d’exploits et de mort.

 

 Mais, plus impressionnantes que tout le reste, étaient les chaînes. Il en portait partout sur le corps, enroulées autour de ses bras, attachées à ses bracelets, pendues à sa barbe, parcourant son dos tatoué et scarifié, portant leur poids d’amulettes et d’effigies ancestrales. Quelques anneaux éparses lui avaient été attachés à même la peau.

 

Harkrim soupçonnait que quelques-unes d’entre elles soutenaient sa ceinture, qui était si lourdement chargée que le nain se demandait comment elle pouvait ne pas céder sous le poids de son chargement. Plusieurs sacs de différentes tailles y étaient attachés, accompagnés de quelques bourses, sans compter deux haches. Mais l’objet le plus insolite était de loin l’énorme livre dont il devinait la forme dans le dos du tueur, caché dans les ombres. De ce qu’Harkrim pouvait en voir, l’épaisseur de l’ouvrage égalait la moitié de la longueur de sa main, pour une hauteur bonne d’un avant-bras. Le nain ne put que se demander, perplexe, ce qu’un dammaz drengi pouvait faire avec un tel livre, et, en admettant ce fait déjà étrange, quelle fonction ce dernier pouvait-il remplir.

 

C’est alors qu’Harkrim se rendit compte que le tueur l’observait lui aussi, et il leva les yeux pour rencontrer son visage. Par-dessus une barbe teintée d’orange longue d’un bon bras, soigneusement tressée et ornementée de quelques breloques et autres chaînes, surplombé par une courte crête orange, se dressait sous des sourcils broussailleux un visage qui aurait pu être taillé dans du granite. Un visage à l’effigie de son corps : massif, pensa Harkrim. Au-dessus de lourdes pommettes, engoncés dans leurs orbites, étaient deux yeux dont l’intensité frappa Harkrim. Puis, aussi soudainement qu’elle était apparue, la force dans son regard disparut. Il y eut un moment de silence. Puis le tueur prit la parole d’une voix grave et rocailleuse.

 

« Ah, c’est donc toi. » fit-il, le visage impassible. Aucune expression n’était visible sur son visage qu’on eut vraiment dit taillé dans de la pierre. Ses yeux restèrent un moment sur la barbe coupée d’Harkrim et de son crâne rasé, mais il ne fit aucun commentaire sur le nouveau choix de vie du nain. À la place, il prit l’une de ses nombreuses sacoches qui pendaient à sa ceinture et en sortit une petite bourse de cuir qu’il lui lança, disant d’une voix plate :

« Un peu plus loin derrière moi, tu trouveras un petit ruisseau, ça devrait faire l’affaire. » Il désigna les arbres derrière lui d’un vague geste de la main, puis fixa de nouveau le feu. « C’est une chance que tu n’aies besoin de graisse de porc, je n’en ai plus. »

 

Il ne prononça plus un mot, le regard fixé sur les flammes mouvantes, Harkrim restant debout, le regard interloqué, la bourse dans la main. Au bout d’un moment, ce dernier reprit ses esprits, et, ouvrant la bourse, plongea un doigt dedans. Il le ressortit plein d’une poudre orange et légèrement collante. De la teinture... Il comprenait à présent.

 

Il prit le chemin que lui avait montré le tueur, le remerciant d’un signe de tête au passage, bien que ce dernier ne montra aucun signe de réaction, puis s’enfonça dans la forêt. Il arriva, au bout d’un moment, à un petit ruisseau, assez large mais très peu profond, qui courait sur un lit de galets au milieu d’une petite clairière. La lune brillait, loin au-dessus, parmi les étoiles, et éclairait la scène d’une lumière douce, teintant le décor d’une couleur bleue qui contrastait avec la lueur orange du feu et de la clairière qu’il venait de quitter.

 

Harkrim s’agenouilla à côté d’un gros galet creux, et, regardant l’eau qui courait à côté de lui, il s’arrêta un moment pour se contempler dans le miroir mouvant que lui offrait le ruisseau. Un nain désormais chauve, au visage ovale, ses yeux bleus le fixant sous des sourcils bruns, encadrant un nez droit par-dessus des joues un brin tirées par la fatigue, quelques boucles brunes descendant le long de son menton sur son torse nu et musclé, le regardait de l’autre côté du mur d’eau, ses émotions oscillant entre une légère tristesse, une certaine lassitude, et la résignation. Ainsi donc, c’était à cela qu’il ressemblait. Il n’était plus Harkrim Durgrimsson, du clan du Marteau d’Argent. Au final, il n’était plus personne, juste peut-être Harkrim le tueur. Fermant les yeux, il poussa un grand soupir.

 

Il saisit la bourse que lui avait donnée le tueur, et en sortit un peu de poudre orange qu’il étala dans le creux du galet à côté de lui, avant d’y mélanger un peu d’eau du ruisseau pour obtenir un liquide orange et épais. Il s’en badigeonna le bout des doigts et les passa dans sa barbe. Le contact de l’eau glacée sur sa peau le fit frémir. Il répéta ainsi le processus jusqu’à ce que sa barbe ait pris une profonde teinte orange, puis se rinça les mains dans le ruisseau après avoir utilisé le peu de mélange qui lui restait sur ses sourcils. Ce n’était pas n’importe quelle teinture que le tueur lui avait donnée, mais bien de la très bonne qualité, elle était absorbée par les poils de barbe et les teignaient en profondeur, bien plus efficacement que ce que le nain avait été donné de voir. Harkrim sourit. Ainsi donc les tueurs prenaient encore soin de leurs attributs. Ils gardaient un peu de leur fierté après tout, se dit-il avec un petit sourire.

 

Mais il n’eut pas le temps d’y penser plus avant : un grand cri, inhumain, s’éleva de la forêt, en provenance de la clairière où il avait quitté le tueur. Saisissant d’une main sa hache, qu’il avait accrochée à la ceinture, et de l’autre la bourse contenant la teinture, il se précipita vers la clairière.

 

Lorsqu’il arriva, il était déjà trop tard.

 

Cinq gobelins gisaient morts au pied du tueur enragé, un squig aussi grand que lui agonisant dans son dos, le ventre déchiré. L’enragé cracha sur les cadavres des gobelins. « Vermine. » l’entendit dire Harkrim. Il n’accorda même pas un regard au corps encore chaud du squig alors qu’il l’enjambait pour reprendre sa place auprès du feu. Harkrim s’assit en face de lui sans mot dire.

 

« Ils viennent de Langk-galaz Grung. »

 

Il fallut un moment à Harkrim pour comprendre que le tueur enragé lui avait adressé la parole, sa voix grave retentissant dans le silence de la clairière.

 

« C’est un petit fortin gardant une grosse mine d’or aux gisements désormais épuisés, tombé il y a quelques siècles aux mains des peau-vertes. Ces grobi —il désigna les cadavres garnissant la clairière— sont des pions au service de Nashrak. C’est un petit chef gobelin qui s’est rebellé contre les orques de Langk-galaz Grung. Va savoir pourquoi. C’est lui que je cherche. Si je survis, je partirai pour la mine. » Il marqua une pause dans son monologue. Pourquoi lui disait-il tout cela ? se demandait Harkrim. Mais il n’eut pas le temps d’y réfléchir, son interlocuteur reprenant la parole. Son ton était plus sombre.

« Ce sont eux qui vous ont attaqués ce matin, et le peu d’entre eux qu’il reste est reparti vers leur repère, un peu plus au nord. J’imagine que tu aimerais les affronter à nouveau. »

 

Attendez une minute... pensa Harkrim. Il me demande de me joindre à lui ? Ce n’était pas coutume des tueurs expérimentés, qui préféraient errer seuls de peur qu’un tueur moins bon qu’eux ne viennent les priver d’une mort glorieuse. Quoi qu’il en soit, le tueur enragé avait raison, frapper les meurtriers de son clan marquerait un bon début pour sa vie de tueur. Et qu’il vienne à tomber face à eux, une telle mort lui permettrait amplement de rejoindre les halls de ses ancêtres. Il inclina la tête en guise d’acquiescement. Le tueur enragé reprit la parole. :

 

« Bien, ainsi soit-il. Demain, nous partons pour le repaire des grobi. Et après... » Un sourire carnassier fendit le visage du tueur.  « Et après, Langk-galaz Grung. »