Chapitre premier

 

—      Ils arrivent.

—      Oui, je sais.

—      Il est avec eux.

—      Il ?

—      Oui, celui dont vous disiez qu’il ne pouvait que venir.

—      Ah oui. De toute façon, à part lui, qui d’autre aurait pu prendre cette place ?

—      Je n’ai pas dit qu’il les menait.

—      Je l’avais deviné. Comme je l’ai dit, personne d’autre n’y est mieux disposé.

—      Si vous le dites.

—      Maintenant, que le jeu commence... La fin en sera soit la paix, pour eux, soit la fin du monde telle qu’on le connait.

 

Un sourire dans les ténèbres...

 

* * *

 

Le soleil se couchait sur Lothern, et les ombres s’allongeant annonçaient déjà la nuit qui n’allait pas tarder à tomber sur la capitale du royaume elfique. Comme à l’habitude, le port et les bordures extérieures de la cité bourdonnaient d’une activité incessante que le crépuscule naissant ni la nuit ne sauraient déranger. Depuis le port, ce lagon aux eaux calmes où mouillaient des centaines de bateaux, on pouvait apercevoir la Tour Scintillante, le phare lointain et solitaire de la cité sur son île qui gardait l’entrée du Détroit de Lothern, et surveillait l’immense arche fortifiée surplombant le détroit aux falaises abruptes surmontées de tours et de remparts imprenables, que l’on appelait Porte d’Émeraude. Les deux titanesques portes de bronze et d’argent serties de pierres précieuses aux tailles défiant l’imagination qui gardaient respectivement l’entrée du détroit et l’entrée du port étaient ce soir ouvertes pour laisser passer le flot incessant de navires qui quittaient ou rejoignaient la sécurité lagon pour décharger leur cargaison et laisser les marins profiter des délices de la cité... mais ils n’iraient pas au-delà, car ils avaient l’interdiction de franchir la troisième porte qui gardait l’ouverture du port sur la Mer Intérieure d’Ulthuan. Il ne serait pas question non plus pour eux de s’enfoncer sur les terres des Royaumes Elfiques, car les elfes se réservaient leurs plus beaux trésors pour eux seuls et nul autre œil que celui d’un Asur ne pouvait les contempler. Malheur à celui qui outrepassait ces règles, car il n’y avait qu’une seule sentence possible. La mort.

 

Et pourtant le destin s’apprêtait à se saisir de la cité encore insouciante des troubles à venir qui se dressait sur le littoral et dont les tours immaculées s’élevaient vers le firmament dont les premières étoiles commençaient à apparaître, et c’est l’elfe Aramir, accompagné de quelques gardes aux armures étincelantes et aux casques ornés de panaches bleutés, qui l’attendait sans le savoir dans le port de Lothern. En effet, de vieilles querelles s’étaient réveillées dans les cœurs des Hauts Elfes et l’une des nations avec lesquelles ils avaient livré l’une des guerres les plus terribles qu’a pu voir le Vieux Monde : les Nains. Car ces derniers temps, partout où des Nains et des Asurs se rencontraient sur le continent, des morts mystérieuses advenaient chez les uns ou chez les autres. Rien de tel pour raviver les anciennes rancœurs, et la suspicion mutuelle mena à plusieurs reprises à de représailles sanglantes sans que l’on sache si elles étaient véritablement bien fondées. Mais ni les seigneurs des elfes ni les rois des nains n’avaient oublié le prix de l’ancienne guerre qui les opposa, et même si certains portaient toujours des rancunes dans leurs cœurs, tous admirent qu’un conflit ouvert entre leurs deux races ne pouvait mener qu’à leur ruine...  et encore, cet avis commun ne fut possible que parce que leurs yeux n’étaient pas aveuglés par la haine. Mais l’équilibre fut rapidement rompu.

 

Un navire de guerre elfique, toutes armes dehors, avait pénétré sans accord ni autorisation dans les eaux de la forteresse naine maritime Barak Varr. La réponse de cette dernière avait été immédiate : tous les navires nains disponibles prirent les armes avec la directive de neutraliser le bâtiment ennemi aussi vite que possible. Il n’y eut pourtant aucun affrontement, car l’équipage du navire elfique se rendit sans attendre. Tous les elfes jurèrent qu’ils poursuivaient un bateau de leurs frères ennemis, les elfes noirs, qu’ils avaient pris en chasse depuis plusieurs jours non loin de la pointe sud de la Tilée, bateau qu’ils avaient perdu de vue alors même qu’ils franchissaient les frontières maritime de la cité naine. Aucune trace du navire en question ne fut, cependant, retrouvée. Et la guerre qui avait déchiré les deux peuples avait été à deux doigts d’éclater à nouveau.

 

Ni le Roi Phénix ni le Haut Roi des Nains n’avaient obtenu leur trône de par leurs inepties, et ils tombèrent d’accord sur le fait qu’il fallait trouver une solution au problème avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire avant que des elfes ou des nains décident de leur propre chef d’aller régler leurs problèmes sur le champ de bataille, entraînant ainsi les deux races dans un vague de sang et de mort qui laisserait leurs empires, déjà affaiblis, au bord de la ruine.

 

C’est ainsi que l’elfe Aramir attendait sur les quais du port accompagné de ses quelques gardes la délégation naine qui restera quelques temps dans la capitale. Ce qui adviendrait lors de cette rencontre serait décisif pour l’un et l’autre des deux peuples, car l’issue pouvait amener la paix. Mais elle pouvait aussi amener la destruction mutuelle et quasi-totale des deux races, mettant le Vieux Monde une fois encore à feux et à sang. Et à la fin de cette guerre, il n’y aurait pas de gagnant.

 

Ah ! Qu’il était beau, qu’il était noble, Aramir, dans ses beaux habits d’apparat et flanqué de sa garde dorée, ses cheveux blonds flottant au gré du vent et ses yeux bleus tournés vers l’horizon ! Et pourtant, on le sentait mal à l’aise dans ses vêtements de noble, qui étaient les siens sans vraiment l’être. L’un des soldats de sa garde les eut beaucoup mieux portés que lui, et inversement l’armure d’un d’entre eux aurait plus que suffi à notre envoyé du palais. Aramir n’était noble que par son sang et par sa fortune, et rien d’autre. Mais sa condition présente le lui imposait, et ainsi portait-il ses habits sans se plaindre alors qu’il attendait ce navire qui ne venait pas.

 

Mais, alors que le soleil se couchait, sa silhouette se profilant entre les deux falaises qui bordent le détroit, entra un navire elfique, fendant les eaux du lagon rendues écarlates par l’orbe déclinant, tel un océan de sang. C’était un véritable navire de guerre, un Vaisseau Aigle, immense, fin et gracieux, à la fois massif et rapide, et dont les bordées étaient équipées des terribles balistes Serres d’Aigles. Sur ses voiles, un symbole stylisé l’identifiait comme un des vaisseaux de la garde maritime de Lothern. Aramir, apercevant le bâtiment, le reconnut comme étant le Fendeur d’Écume, le vaisseau du Capitaine de la Garde Maritime de Lothern, Feaner, mais également le navire qu’il attendait, sensé amener les émissaires du Karaz Ankor.

 

En effet, l’entrée d’un vaisseau nain dans le port de la capitale des royaumes elfiques était inconcevable, tension entre les deux peuples ou non. Le navire des nains avait donc rencontré le Fendeur d’Écume non loin de la Tour Scintillante et les envoyés étaient passés sur le vaisseau elfique pour ensuite reprendre le chemin du port. Cela dit, la rencontre entre les deux navires était censée s’être effectuée bien plus tôt, dans l’après-midi, et rien n’avait pu pour l’instant expliquer le retard du Fendeur d’Écume, si bien qu’Aramir avait dû attendre impatiemment l’arrivée tardive du bâtiment.

 

Enfin, sa patience allait être récompensée, car, déjà, le Vaisseau Aigle se rangeait entre deux autres vaisseaux de guerre elfiques et les marins s’activaient à arrimer le bateau. Le temps qu’Aramir et ses gardes rejoignent le navire à présent arrêté, une rampe avait déjà été déployée pour permettre aux occupants du bateau de descendre à quai. L’elfe s’apprêtait à monter pour accueillir les nains plutôt que de les attendre en bas de la rampe. Levant les yeux, il put apercevoir, prêt à descendre le long de la rampe, un nain massif, plus grand que ses congénères, les bras croisés sur son torse que recouvrait une impressionnante barbe rousse, tressée et décorée de multiples bijoux, portant avec aisance une cotte de maille rutilante et invectivant ses compagnons, leur ordonnant de porter tel ou tel bagage, bref, un véritable chef : de ce singulier personnage qui à ce moment lui souriait se dégageait la même aura qu’ont tous ceux qui savent mener les hommes dans les pires combats et se faire respecter d’eux en toutes circonstances. Aramir le reconnut aussitôt et, montant sur la rampe alors que le nain en descendait, les deux personnages s’étreignirent comme de vieux amis qui ne se sont pas vu depuis longtemps — ce qu’ils étaient. Au bout d’un court moment, prenant conscience l’un et l’autre à la fois des elfes et des nains qui les regardaient, abasourdis, se séparèrent, et leurs expressions se firent plus graves.

 

 «  Gromdal... commença Aramir

— Je sais. Moi aussi, je suis désolé de devoir te rencontrer dans d’aussi graves circonstances, même si c'est un plaisir que de te voir, répondit ce dernier. Nous avons beaucoup à faire.

— Oui, c’est vrai. Mais nous aurons l’occasion de parler de tout cela plus tard, pour le moment, il me faut vous emmener au palais sans attendre. Normalement, je devrais vous faire visiter la ville, mais la journée touche à sa fin et vous devez être fatigués du voyage... Nous ferons donc la visite demain. » Aramir s’écarta pendant que Gromdal faisait les présentations à son groupe, et descendit sur le quai, le nain à son côté.

«  D’ailleurs, qu’est-ce donc qui vous a autant retardé ? demanda soudain l’elfe alors qu’ils regardaient les autres nains descendre du bateau.

— C’est le capitaine, Feaner, répondit sombrement Gromdal, qui a tenu à nous fouiller complètement nous et nos bagages et à nous confisquer nos armes.

— Il avait sûrement ses raisons, fit Aramir dont le visage s’était assombri à l’instar de celui du nain. Soit d’ailleurs averti : la plupart de mes compatriotes vous seront hostiles, voire carrément opposés à votre égard. Ce n’est que parce que j’ai réussi à atteindre l’oreille du Roi Phénix avec mes idées que vous êtes ici. S’il n’en tenait qu’à la majorité des habitants de cette île, vous n’auriez jamais mis les pieds sur l’île. En deux mots : prenez garde.

— Je comprends. » Gromdal hocha la tête comme s’il s’était attendu à une telle remarque. « J’ai eu le même problème de mon côté. Si certains chefs avisés se rendent bien compte que c’est la seule solution qui nous est véritablement bénéfique et ne s’opposent pas au projet —à défaut de le soutenir, beaucoup d’entre nous ont encore le souvenir de la Guerre de la Barbe et de leurs parents tombés aux mains des Elfes, Asurs ou non, jusqu’à aujourd’hui. Fais d’ailleurs attention, certains de mes compagnons ne sont venus ici que contraints et forcés par leurs chefs de clan, soit parce que personne d’autre ne se proposait ou en guise de remise de dette, voire même parce qu’ils ne veulent pas voir ce projet réussir, le dernier point me paraissant assez absurde, si tu veux mon avis. Quoiqu’il en soit méfie-toi d’eux. Je pense que c’est ce Bramdal (le nain pointa un de ses compagnons qui riait grassement avec quelques autres nains en regardant la cité) qui posera le plus de problèmes. Il est farouchement opposé à nos idées de paix, mais va savoir pourquoi, c’est le seul envoyé que nous avons reçu de Karak Azul. Il faudrait faire en sorte qu’il ne participe pas aux rencontres avec le Roi Phénix... il reste un Nain, mais n’importe qui peut faire des erreurs...

— Merci du conseil, mais nous pourrons en discuter plus amplement au palais... et loin des oreilles indiscrètes. »

Il pointa de la tête les quelques nains curieux qui s’étaient rapprochés, l’air de rien, pour écouter la conversation, les quelques marins elfiques suspicieux qui avaient fait de même, et le Capitaine Feaner qui les observait de son regard inquisiteur depuis le gouvernail. » Allons, dirigeons-nous vers votre résidence ! dit-il finalement à l’ensemble du groupe.

 

Il s’engagea donc dans le port suivit de près par Gromdal, après quoi les autres membres de la délégation naine entrèrent à leur suite dans les rues tortueuses du port puis dans la cité elle-même, enflammée d’or et de pourpre par les rais du soleil couchant, les gardes venus avec Aramir entourant le groupe et scrutant suspicieusement la foule qui s’arrêtait dans ses activités partout où les nains passaient, regardant d’un œil noir, et les mains près de leurs fourreaux pour ceux qui étaient armés, le passage des envoyés. La rumeur que des nains devaient être reçus par le Roi Phénix pour calmer les hostilités circulait dans la ville déjà depuis un certain temps, mais les voir en chair et en os causait un choc à tous ceux que les nains croisaient. Et quand bien même, aussi tendue que l’atmosphère était, personne ne fit quoique ce soit ni ne dit mot devant la présence intimidante des gardes royaux qui accompagnaient et gardaient la délégation. Gromdal ne pouvait que s’étonner devant la tension qu’il  sentait dans l’air. Il s’était attendu à rencontrer quelques visages fermés, mais pas à ça. À les voir, n’importe lequel d’entre eux pourrait être un ennemi, se disait-il, avant de dissiper cette pensée négative. Et pourtant, il avait raison : caché, elfe parmi les elfes, l’ennemi était bel et bien là. Mais il ne faisait rien. Pas maintenant. Pour l’instant, il observait, analysait, calculait. Puis il rapporterait tout à son maître, ombre parmi les ombres de la cité, et là les pièces se mettraient à bouger. Et en attendant, que tous profitent du répit qui leur est accordé...