Des os dans le sable...

 

NOTE : En tant qu'auteur, j'ai dû faire plusieurs extrapolations quant au Background des Rois des Tombes : les noms (némès, uraeus, etc.) proviennent, tout comme le système numérique, de l'égypte ancienne, de même que la réprésentation physique de Tahoth n'est pas forcément avec une tête d'Ibis : ce n'est qu'un écho à l'égypte ancienne (Thot, dieu du savoir lui aussi, est représenté par un ibis).

Bref, ce ne sont que des interprétations personnelles sur les Rois des Tombes et en aucun cas officielles. 

 

D'ailleurs, ne vous découragez pas à la lecture, la première partie (celle racontée du point de vue d'Elnaeth) est principalement descriptive, l'action venant dans la partie d'après.

Cela dit, bonne visite dans cette antique pyramide ! 

 

* * *

 

 

 

—      Allez, par Grungni, soulevez-moi cette dalle !

 

La voix de l’ingénieur Brundil claqua comme un coup de fouet au-dessus de la troupe de Nains travaillant sur l’assemblage de poutres, de cordes et d’engrenages. Et, dans un chœur d’exclamations diverses et variées, la plupart en Khazalid et donc incompréhensibles pour Baltus, tous tirèrent sur les cordes, soulevant l’énorme dalle au centre de la construction des Nains. L’un d’eux lança un grappin sur celle-ci afin de la déplacer sur un espace prévu à cet effet dans l’échafaudage. Lorsque le nuage de sable et de poussière provoqué par l’opération se fut dissipé, tous purent contempler l’ouverture béante laissée par la dalle. La lumière ne semblait pas y pénétrer et donnait l’impression que le puits était sans fond. Un Nain s’approcha et lança une corde à nœuds dans l’orifice et attendit d’entendre le bout métallique, dont le fil était garni, toucher le fond. Il tendit alors la corde et inspecta le nœud le plus proche de l’ouverture. Il lança alors à son chef, Brundil :

 

—      C’est bien cela. 17 coudées.

 

L’interpelé se retourna alors vers Baltus et lui dit :

 

—      Dites à votre employeur que nous l’avons trouvé.

 

Baltus se sentit se remplir de joie et de satisfaction.  Il remercia l’ingénieur d’un signe de tête et tourna les talons. Sortant de l’échafaudage nain, passant par de nombreux couloirs, il arriva dans une grande salle, flanquée de majestueux pilier marqués de hiéroglyphes dont la signification lui échappait. Elnaeth pourrait sûrement les lire, pensa-t-il en quittant la salle par une gigantesque porte, elle aussi gravée de symboles obscurs, et également marquée par l’usure. Car tout ici portait l’empreinte du temps : la moitié des fresques et des hiéroglyphes avaient disparu ainsi que la plus grande partie des couleurs, remplacées par les étendues ocres de la pierre ayant servi à la construction de l’édifice ; de même, les murs et les piliers avaient été rongés et en partie détruits, donnant l’impression que tout pouvait s’effondrer d’un moment à l’autre. Mais les Nains avaient fait du bon travail. Dès leur arrivée, ils avaient installés étais, échafaudages, et beaucoup d’autres choses échappant aux maigres connaissances de Baltus, si bien que tout était sécurisé. Enfin, presque. En effet, une salle quelque part dans le bâtiment s’était effondrée deux jours auparavant. Heureusement, il n’y avait pas eu de morts ni de répercussion sur le reste de l’édifice. Bref, trois fois rien.

 

La lumière provenant de l’entrée le tira de ses pensées et il se reconcentra sur son entourage. Il était presque à la sortie du bâtiment, se soldant par un petit corridor garni de fresques depuis longtemps effacées et dont le sol était à demi enfoui sous une épaisse couche de sable… Le sable… Il était partout, dans les yeux, dans les vêtements, les tentes et, surtout, les lits. Pas moyen de se débarrasser de cette plaie ! Ce n’était pas faute d’avoir essayé… Après deux semaines d’essais infructueux, il avait renoncé. Puis il se rendit compte du temps qu’ils avaient passé ici. Et dire que ça fait déjà un mois qu’on est coincé dans ce désert de Nehekhara… Au moins le chef, lui, il n’est arrivé que depuis une semaine. En effet, son employeur n’avait décidé de venir qu’à partir du moment où il avait reçu le rapport lui disant qu’ils avaient atteint la pièce à la dalle… Il doit y avoir quelque chose d’important là-dedans, pour qu’il me paye si bien…

 

Encore une fois, la lumière le tira de ses pensées. Sauf que cette fois, elle était bien plus forte qu’au bout du couloir. Plissant les yeux, il put admirer le désert s’étendant de ses pieds jusqu’à l’horizon, mer infinie de dunes et de petits arbustes rabougris s’éparpillant ici et là, indiquant la présence de poches d’eau souterraines. Descendant un large parvis de pierre ocre et, tout comme à l’intérieur, usée, il se mit en direction d’un groupe de tentes posées à proximité du mur du bâtiment d’où il était sorti. Les tissus, à l’origine blancs et propres, étaient maintenant de couleur sable et troués en mains endroit. Heureusement, si ce que cherchait son employeur était vraiment dans la pièce découverte par les Nains, ils allaient bientôt pouvoir partir… Ils ont vraiment fait du bon travail, pensa-t-il, je suis bien content de les avoir engagés, eux, et non de simples ouvriers de Marienburg.

 

En effet, ils avaient réussi en un mois ce que ses compatriotes n’auraient pas accompli en trois : ils avaient trouvé le mécanisme d’ouverture de l’entrée principale en un tournemain, de même qu’ils avaient déjoué tous les pièges, ou presque, de l’édifice, puis avaient, deux semaines durant, méticuleusement consolidé chacune des pièces, avant de les inspecter avec soin pendant encore deux semaines pour finalement trouver un passage secret menant à la salle de la dalle, où ils avaient installé leurs échafaudages et mécanismes nécessaire au déplacement du lourd rond de pierre. Il ne reste plus que le patron fasse ce qu’il a à faire et je pourrai enfin rentrer… et toucher mon salaire. D’autant plus que son employeur avait promis une prime si les travaux étaient terminés en moins de deux mois, d’où l’engagement des Nains, qui, même si ils coûtaient plus cher que des humains, lui permettaient d’augmenter considérablement ses bénéfices. Il se frotta les mains en pensant à la grosse somme d’argent qui l’attendait.

 

Il était à présent devant un grand pavillon de toile encore blanche brodée de runes bleues. Les quartiers du grand patron. Il expira un grand coup avant de pousser le voile de l’entrée et d’avancer à l’intérieur, dans un petit vestibule de toile. Aussitôt, ses narines furent assaillies par de délicates senteurs exotiques et il sentit sous ses pieds un doux tapis. Pas question de sable, ici. Baltus ne savait pas trop comment il y arrivait, mais toujours était-il que son employeur avait réussi à fermer sa tente au moindre grain de sable, de même que les tissus de celle-ci étaient restés miraculeusement propres depuis son arrivée… Se détournant de ses pensées, il tira sur une petite clochette et attendit. Lorsqu’il entendit un « Entrez ! » venant de l’autre côté du voile, il souleva celui-ci pour arriver dans une grande pièce, toujours garnie d’un épais tapis ornementé de scènes mythologiques échappant au savoir de Baltus, et dont les « murs » étaient ornés de tapisseries elles aussi représentant les temps anciens, sans oublier deux chandeliers allumés et un petit bureau sur lequel fumait un encensoir. Mais le principal sujet de son attention était la personne assise derrière le bureau : grand et mince, aux cheveux d’argent, aux yeux couleur de tempête, au visage de glace et  sans-âge se dressait un Haut-Elfe, Elnaeth, mage de Saphery et, accessoirement, son employeur. Celui-ci posa le livre qu’il était en train de lire, et, après un regard dédaigneux en direction de son interlocuteur, lui-dit :

 

—      Eh bien, qu’avez-vous donc à me dire qui soit si important pour me déranger à cette heure du jour ? Vous savez pourtant que vous me devez un rapport chaque soir. Vous étiez, à Marienburg, réputé pour votre efficacité et votre obéissance, mais apparemment vous n’êtes pas à la hauteur de votre réputation. Déjà avec les Nains, et puis maintenant…

—      Mais les Nains sont beaucoup plus efficaces que mes compatriotes… plaida Baltus.

—      Mais ce sont des Nains ! la voix de l’Elfe coupa court les protestations naissantes de l’homme. Je suis votre employeur, mon seul juge, et le vôtre. Mais venons-en au fait, quel est le motif de cette visite impromptue ?

—      Les Nains auraient ouvert votre soi-disant puits.

 

Un vif intérêt apparu sur le visage de l’Elfe, qui dit en souriant :

 

—      Ah, mais il fallait le dire plutôt, et mon instant de réprimande n’aurait pas eu lieu !

 

Il se leva.

 

—      Bon, faites passez ce mot : je passerai inspecter moi-même la salle, que personne n’y entre avant moi. Il y va de notre survie à tous.

 

Et Baltus quitta, soulagé, la tente d’Elnaeth.

 

* * *

 

Un peu plus tard, le mage sortit de son pavillon, armé de son sceptre magique et de son livre sur Nehekhara. Il s’arrêta un instant pour contempler la gigantesque pyramide dans laquelle il allait entrer. De pierre ocre, le bâtiment se dressait, majestueux. Bien que rongé par les vents et ravagé par le temps, l’édifice montrait encore ce que Nehekhara avait été, une grande terre pour un grand peuple. Enfin… Pour des humains, bien sûr. Ce chef d’œuvre architectural avait tout de même bien résisté au temps : la forme pyramidale était toujours bien dessinée et l’ensemble bien portant.

 

Ce n’était pas les cas des deux statues qui gardaient l’entrée du bâtiment : moins solides, elles avaient beaucoup plus souffert des attaques du temps : de l’une d’elles ne restait que le bloc de pierre de la base, lui aussi rongé, ses inscriptions effacées, avec posés dessus deux gigantesques pieds de pierre noire aux reflets bleutés, leur longueur excédant celle de son bras. De l’autre restaient deux jambes et le début d’un torse. Un détail curieux était que tous les joyaux et gemmes étaient encore présents à leur arrivée, ayant échappés aux pillards qui parcouraient le pays. Mais ils n’avaient pas échappé aux Nains qui s’étaient empressés de les détacher du monument, en guise de prime. Ils avaient également retrouvé une tête enterrée dans le sable, non loin du socle. À l’effigie d’un chacal coiffé du némés, alors en vogue lors de l’Âge d’Or de Nehekhara et accompagné de l’uraeus également caractéristique, elle égalait en hauteur la plupart des Nains, ce qui avait amusé le mage. Reprenant son chemin, il arriva bientôt devant l’entrée de l’édifice. 

 

Le linteau, jadis sculpté à l’effigie d’un Roi des Tombes et de son désormais tout aussi défunt entourage selon les Endroits notables de la Terre des Morts et autres curiosités architecturales nehekhariennes de Palinteï l’Ancien, était désormais exempt de toute inscription, la pierre s’étant aplanie au fil des siècles. Les deux piliers le soutenant n’étaient pas mieux lotis : à l’image de tiges de papyrus, s’était un miracle qu’ils tiennent encore debout tant les vents les avaient rongés. Il s’avança et monta la petite rangée de marches qui menait jusqu’à l’entrée. Une fois au parvis, il ne put, encore une fois, s’empêcher de s’arrêter pour contempler le sceau que portait le chambranle de la porte.

 

Les Nains l’avaient découvert brisé lors de leur arrivée, ce qui, lorsqu’il l’avait appris, l’avait empli d’appréhension, d’autant plus que les parois extérieures de la pyramide s’étaient révélées effondrées en de maints endroits, créant ainsi autant d’ouvertures vers l’intérieur de l’édifice. Mais apparemment le sceau que portait la dalle était intact, ce qui l’avait rassuré : ce qu’il était venu chercher serait donc toujours là, quoiqu’il arrive. Feuilletant le volume des écrits du vieux Maitre du Savoir, il vérifia la traduction du sceau. Malheur à vous profanateurs qui jetez sur vous l’ire des morts et de leurs dieux. La suite était en partie effacée mais d’après les croquis réalisés par Palinteï l’Ancien, elle devait ressembler à « Prenez gardes car vous découvrirez que le sommeil des morts n’est pas toujours éternel » et ensuite, la plus grande partie était illisible, sauf un « vos os blanchiront au soleil plus tôt que vous ne le pensez » ou quelque chose du même acabit.

 

Frissonnant malgré la chaleur ambiante, il entra. Très vite, ses yeux d’Elfe s’habituèrent à la luminosité du hall, bien plus faible qu’à l’extérieur. Il put ainsi admirer l’antique magnificence de l’architecture nehekharienne : devant lui se tenait un long hall de plus de deux cents pas de long et cents de large, il était doté d’un haut plafond — plus de vingt pas, ce qui expliquait la longueur de l’entrée — soutenu par les mêmes piliers que ceux portant le linteau. Mais ces derniers avaient moins subi les affres du temps, de même que la salle en elle-même, malgré le tapis de sable présent partout dans l’édifice. Elnaeth fut assailli de couleurs : le vert de gris des chapiteaux des colonnes, le bleu et le vert des gemmes incrustées dans les murs et les colonnes, et toutes les couleurs des fresques garnissant les fûts des piliers ainsi que les murs. Bien entendu, certains piliers s’étaient effondrés, de même que certains pans des hauts murs, les fresques étaient toutes ternies et certaines étaient indéchiffrable voire même complètement effacées dans certains cas. Mais cela n’empêchait en rien le mage de Saphery d’apprécier la solennelle beauté du lieu et d’imaginer l’édifice à son apogée.

 

Reprenant ses esprits — il était tout de même attendu, et même si c’étaient des Nains qu’il devait rejoindre, cela n’était en rien une raison d’altérer ses bonnes manières — Elnaeth entama d’un pas vif la traversée du hall, ouvrant grand ses yeux qui parcouraient avec avidité les décorations de la salle. Il aperçut, plus grande et plus fournie que les autres, une fresque représentant un grand seigneur — qu’il assimila au nom de Ptrah d’après le cartouche situé au-dessus de sa tête — sur un char s’enfonçant dans les rangs de l’armée d’un seigneur ennemi. Il identifia en bas de l’image un soldat tué en-dessous duquel s’étendait la représentation de quatre demi-cercles et de huit bâtonnets, qui lui indiqua que ce Ptrah avait tué lors de cette bataille quarante-huit ennemis. De même, un esclave en haut à gauche portant sept fleurs de lotus lui appris que le seigneur avait fait sept mille esclaves après l’affrontement, dont il était visiblement le vainqueur.

 

Il continua son avancée, content de sa petite découverte qui lui avait permis d’éprouver ses connaissances en Nehekharien. Il quitta ainsi le grand hall pour arriver dans une salle circulaire aux dimensions modestes : le rapport de Baltus indiquait un diamètre de quarante pas environ. La pièce contenait quatre entrées, dont celle qu’il venait d’emprunter, disposées de part et d’autres du centre où se trouvait un large puits. La salle était très lumineuse, quatre puits de lumière, un au-dessus chaque porte, éclairant l’endroit d’une lumière blanche, les rais allant tous frapper le puits. Elnaeth s’approcha et, d’un tour sur lui-même, profita de la décoration : une longue fresque continue représentait le même personnage à quatre moments différents de sa vie, chaque portrait étant placé entre l’une des portes.

 

La première illustration le montrait sortant du ventre de sa mère, recueilli par deux chacals tenant tendus entre eux par leurs mâchoires un tissu blanc pour recevoir l’enfant. La deuxième le représentait jeune, étudiant auprès d’un scribe à tête d’Ibis — sûrement Tahoth, le dieu du savoir et de la connaissance. Puis il passait à l’âge adulte dans la troisième image : représenté assis sur un trône, il dispensait la justice, un faucon — peut-être un renvoi à Phakth qui dispense parfois la justice parmi les hommes — posé sur son épaule. Enfin, la quatrième montrait le personnage mort, son corps momifié reposant dans le coin inférieur droit de l’image, et son âme était accueillie par un dieu à tête de chacal. Puis le cycle recommençait. Elnaeth fut dépité par l’état des hiéroglyphes légendant les images : complètement effacés, il était impossible d’en tirer quoi que ce soit, ce qui empêchait au mage de comprendre pleinement la fresque. Bien sûr, les peintures elles-mêmes n’avaient pas échappé à la morsure implacable du temps : bien qu’encore très bien conservées, les teintes étaient délavées et la peinture, écaillée, avait disparu de certains endroits. Par exemple, le beige utilisé pour les peaux avait tourné au blanc, de même que la peinture des eaux. L’effet en résultant était que les personnages avaient pris l’aspect de cadavres vivants. Pareillement, le vert des plantes avait tourné au bleu acier.

 

Mais il était attendu et il dut quitter la salle. La traversant, il prit la porte directement en face de lui. Il se retourna sur le parvis pour embrasser une dernière fois la simple solennité du lieu. Ses yeux se portèrent en dernier sur le puits. Grâce au livre, il savait que, s’il y descendait, il pourrait déclencher un mécanisme secret qui lui donnerait accès à un étage caché de la pyramide, soit disant empli d’or et de pierres précieuses. Mais Elnaeth n’avait que faire de tout cela : ce qui l’avait attiré dans cette pyramide était un trésor bien plus précieux que quelques pierres et trois bouts de métal brillant. C’est pourquoi il n’avait communiqué à personne l’existence de ce passage. D’autant plus que cela aurait déconcentré les Nains de leur travail — ces barbus étaient fous de ce métal jaune et inutile, mais à un point ridicule — et il n’avait pas de temps à perdre.

 

Il s’enfonça dans un corridor sombre, le bruit de ses bottes crissant sur le sable rebondissant sur les parois du long couloir. De temps à autre, une torche était accrochée sur un mur, sûrement venue ici avec les Nains, éclairant d’une lumière rougeâtre le corridor. Cette fois Elnaeth ne s’arrêta pas pour observer les bas-reliefs — jadis peints mais désormais nus — qui garnissaient le mur cru de pierre ocre. Racontant la vie d’un seigneur depuis longtemps décédé et oublié, elles étaient sans intérêts. D’autant plus que certains détails qui auraient pu être omis figuraient en bonne place sur la fresque. Elnaeth rougit. Si Atharti était extérieurement abhorrée par la plupart des mages Hauts-Elfes, ce n’était pas toujours le cas en privé… Mais pas chez Elnaeth. Il n'en avait jamais aimé qu'une seule, et elle lui avait été retirée. Ainsi se déroula la traversée, l’Elfe foulant de son pas rapide le sable tapissant le sol regardant droit devant lui, s’efforçant de ne pas tourner les yeux vers l’un ou l’autre des murs. 

 

Après une longue marche au milieu du couloir, il arriva à son grand soulagement à un croisement. À sa droite et à sa gauche s’étendaient deux longs corridors, sombres. Mais un troisième continuait en face de lui. Il était différent des autres qu’il avait croisé car ici : pas de bas-reliefs, de gravures, rien. Juste de la pierre nue. De même, pas de linteau ornementé, rien qui aurait pu marquer une certaine entrée. Il n’aurait sans aucun doute pu trouver l’entrée si la porte avait été fermée — il apercevait la plaque de pierre qui dépassait un peu du plafond, se confondant avec le mur. C’était bien l’entrée secrète dont il était question dans son tome. De toute façon, aucun doute n’était permis vu que ce couloir était le seul éclairé par les torches des Nains. Il continua donc sa route dans le morne tunnel de pierre ocre et nue.

 

Au bout d’un moment, le mage arriva dans une petite antichambre. Carrée, de huit pas de côté tout au plus, elle était richement décorée. Enfin, aurait dû l’être, car les statues dorées à l’effigie des dieux nehekhariens, qui étaient sensées reposer dans les alcôves présentes sur les côtés de l’antichambre selon Palinteï l’Ancien, avaient curieusement disparu. Après réflexion,c’étaient sûrement les Nains qui les avaient ajoutées à leur butin. Mais elles n’y resteraient pas longtemps, car Elnaeth avait bien l’intention de les ramener en Ulthuan avec lui. La porte en face de lui était malheureusement fermée. De pierre vert-de-gris, elle se fermait horizontalement, les deux pans la formant se rencontrant à hauteur de la taille. Les Nains, ayant dû découvrir le mécanisme d’ouverture de la porte, avaient, malencontreusement ou non, oublié de la laisser ouverte, ce qui obligea à Elnaeth de chercher dans son gros tome une quelconque indication sur les portes des pyramides pour pouvoir l’ouvrir.

 

Au bout d’un long moment de recherche, il trouva le passage dont il avait besoin. Après une lecture attentive, il examina le chambranle de la porte : finement sculpté, il représentait une multitude de créatures de l’ancienne Nehekhara. Comme tout le reste de l’édifice, la pierre s’était effritée avec le temps et la plupart des animaux étaient ainsi indiscernables, de vagues formes tordues. Mais d’autres, au contraire, avait plutôt bien résisté, et parmi eux, à hauteur de son menton, se trouvait un magnifique scarabée de pierre bleue. Le livre avait donc raison. L’insecte ressortait d’ailleurs par rapport aux autres représentations dont la pierre s’était ternie au fil des ans. En fait, le scarabée n’était pas recouvert de poussière, contrairement aux autres animaux, ce qui confirma Elnaeth dans son hypothèse. Il tourna ainsi l’effigie, et, dans un grincement caractéristique de pierre coulissant sur de la pierre, accompagnée d’un épais nuage de poussière, la porte s’ouvrit lentement.

 

Une fois le nuage de poussière dissipé, Elnaeth s’avança dans le petit couloir qui s’était révélé derrière la porte. Encore une fois, la présence de torches indiquait la trace du passage des Nains. Il s’avança. Cette fois, pas de scènes seigneuriales sur les murs : les fresques représentaient maintenant des scènes qu’il rattacha à la mythologie nehekharienne. Il ne s’arrêta pas, car la lumière provenant du bout du couloir, au loin, ainsi que le bruit en provenant, celui de marteaux sur la pierre, de cris en Khazalid et grincement du bois, ne le lui permettait pas. Il savait ce qu’il l’attendait dans cette antique chambre, et ne pouvait se détacher de sa cible. Il était si près du but…

 

Puis, au bout d‘un moment qui lui parut trop long, il arriva enfin au bout du couloir. Il arriva ainsi dans une grande salle ovale et fut aussitôt assailli par le bruit ambiant.

 

Une trentaine de Nains évoluaient sur des gigantesques échafaudages — ils faisaient presque la hauteur de la salle, soit environ vingt et cinq pieds de haut — tirant sur des cordages, tapant au marteau, se lançant des invectives en Khazalid échappant à la compréhension du mage. Le tout couplé avec le grincement du bois des échafaudages et celui de la pierre sur la pierre, cela créait un vacarme assourdissant. Mais cela n’empêchait en rien Elnaeth de se sentir écrasé par la magnificence de la salle dans laquelle il venait d’entrer, même avec les échafaudages qui lui en cachaient la majeure partie.

 

Le temple, car cela en était un, était, enfin, aurait dû être, orné en son centre d’une grande dalle — actuellement posée sur un mur à sa droite — sur laquelle était gravée  un magnifique bas-relief représentant un scarabée prenant son envol vers le soleil, un serpent tentant de le happer étendant son corps filiforme sur des dunes. Étrangement, la dalle avait été très bien conservée. Puis il lui vint à l’esprit que, la seule issue menant au lieu étant restée fermée, il était normal que le temple ait moins eu à souffrir du vent, du sable et du temps que le reste du bâtiment. Mais ces yeux étaient attirés par l’immense statue qui se dressait en face de la porte, soit à l’autre extrémité de l’ovale — donc à une distance d’au moins quarante pas — de toute sa hauteur, soit au moins deux tiers de celle de la salle elle-même, armée d’une longue lance à lame d’onyx. Entièrement sculpté dans de la pierre noire, sombre, lisse et luisante, le sujet avait le corps d’un homme, musclé et bien fait, mais avec une tête de chacal. Il était habillé d’un pagne et d’un torque, et équipé de plusieurs bracelets, tous faits d’or et rehaussés de pierres de toutes les couleurs : vert de gris, bleu acier, blanc cassé… Sans oublier les deux rubis que la créature possédait en guise d’yeux. Malgré la couche de poussière qui la recouvrait, le mage ne pouvait s’empêcher de se sentir tout petit devant une telle splendeur, écrasante.

 

Après un long moment, il détacha enfin ses yeux de la statue et porta son regard dans la salle elle-même : ovale, d’une profondeur de plus de quarante pas et large de vingt environ, elle était garnie de six colonnes peintes, représentant des scènes de la mythologie nehekharienne, autour desquelles s’articulaient sur les pans de murs de grandes fresques qu’il ne put identifier à cause des échafaudages qui les cachaient à sa vue. C’étaient sans doute encore des scènes mythologique, plus particulièrement celles de la vie après la mort, car ils étaient ici clairement dans un temple dédié à Djaf, le dieu de la mort.

 

C’est alors qu’il remarqua que quelque chose avait changé dans l’atmosphère qui régnait en ce lieu. Après un petit moment de réflexion, il se rendit compte qu’il n’y avait plus un bruit : plus de bois qui grince, de pierre qui bouge et de cris de Nains. Cela le fit immédiatement se détourner de sa contemplation révérencielle de la salle. Tous les Nains présents étaient descendus de leurs échafaudages et, d’un regard fixe, à la fois terne et obstiné, patientaient en rang, tout autour du puits, telles de petites statues difformes qui le regardaient sans le voir. Un silence tendu s’était installé, Elnaeth ne trouvant pas quoi dire. Seul le bruit du grincement d’une poulie résonnait dans la pièce, chaque grincement retentissant dans la poitrine de l’Elfe. Le regard de tous ces petits barbus qui l’auraient sans doute tué sur place s’il n’était pas leur employeur le mettait mal à l’aise, et faisait s’affoler son cœur dans sa poitrine. Le mage fit semblant de ne pas remarquer les poings serrés de la plupart des Nains et trouva finalement quelque chose à dire. Il prit donc la parole, sa voix rauque sortant saccadée de sa bouche aux lèvres légèrement tremblantes.

 

—      Bon, vous avez bien travaillé. Je pense que vous avez largement droit à votre prime promise au départ. Cinquante pièces d’or de plus chacun si le travail était fini en moins de deux mois. Mais j’en rajouterai cinquante de plus car vous n’avez dépassé que de peu le premier mois.

 

Immédiatement, l’atmosphère se relâcha. Elnaeth savait que parler d’argent allait détendre les Nains. Pas au point de se sentir en bonne compagnie, mais assez pour supporter l’ambiance. Les cinquante pièces d’or de plus par tête n’étaient pas prévues, mais il ne tenait pas à ses pièces d’or comme ces pauvres Nains. Avec ce qu’il y avait à la clé, quelques piécettes étaient plus que sacrifiables. Surtout avec la fortune qui lui avait été laissée à la mort de son pauvre, pauvre père. Il continua :

 

—      Bien, j’espère que vous avez préparé de quoi me faire descendre là-dedans.

 

Un des Nains — Brundil, leur ingénieur-chef, si ses souvenirs étaient bons — opina et claqua des doigts. Aussitôt, un Nain s’approcha en silence, portant une espèce de grande et large hotte, plus haute que lui, qu’il accrocha en silence par deux épaisses lanières de cuir à une grosse corde. Levant les yeux, Elnaeth nota quelle était reliée à un savant réseau de poulies, pour finir enroulée autour d’un… gouvernail de bateau ? Quelque chose qui y ressemblait, en tout cas. D’un geste, l’ingénieur l’invita à grimper dans la hotte. Le mage fronça les sourcils d’un air dédaigneux devant le moyen de transport ainsi improvisé. Encore un coup des Nains, voulant l’humilier en le transportant comme un vulgaire objet dans un panier. Mais bon, comme il ne pouvait, avec toutes ses affaires, descendre par ses propres moyens avec une échelle, il était bien obligé de se plier à la règle et d’entrer dans la hotte. Ce qu’il fit, non sans dégout apparent. Aussitôt, un Nain monta dans l’échafaudage et, tirant sur une corde, déplaça la poulie principale ce qui porta l’Elfe dans sa hotte au-dessus du puits. Puis un autre Nain, celui-là bien musclé, alla s’emparer de l’espèce de gouvernail et, faisant sauter la cale d’un coup de pied, saisit deux des poignées, et, retenant fermement la roue — pour empêcher le mage de faire une chute libre de plusieurs pieds — commença à faire descendre Elnaeth, lentement mais sûrement, dans le noir trou du puits.

 

Bientôt, le mage fut complètement englouti par les ténèbres et disparu à la vue des Nains, s’effaçant dans la noirceur du puits.

 

* * *

 

—      À boire !

 

Le cri retentit dans la grande tente, aussitôt repris par la trentaine de gorges assoiffées qui patientaient dans la salle. Assis au bout de la longue table de bois qui remplissait la pièce, l’ingénieur Brundil attendait avec ses Nains, assis sur les bancs longeant les flancs de la table, que le repas arrive. Cela faisait bien une demi-heure qu’ils étaient là et ils commençaient à en avoir assez. Il faut dire qu’ils avaient bien travaillé cette journée : soulever la dalle, sécuriser le puits, et ainsi de suite, la liste étant longue. Et puis comme ils allaient repartir bientôt assurés d’une grosse prime par leur patron et les poches pleines de pierres précieuses et autres trésors trouvé dans la pyramide, il fallait fêter ça. Deux jours et ils quitteraient cette étendue de sable pour retourner, couverts d’or, ou presque, vers leurs forteresses, et voilà que ce damné cuisinier osait les faire attendre !

 

Une heure plus tôt, leur patron, ce mage Elgi, était remonté de son trou, après y être resté plus de trois heures, les Nains devant attendre pour le remonter et éviter tout accident malencontreux qui aurait pu enfermer à jamais ce pauvre Elfe dans les sombres succursales de la pyramide. Pas que ça aurait dérangé le maître-ingénieur, mais ça leur aurait enlevé toute chance de recevoir quelque pièce d’or que ce soit. Mais il était remonté. Content, en plus. Si content qu’il avait promis dix pièces d’or chacun en plus, à se demander où est-ce qu’il pouvait les trouver. Et il était partit, comme ça, presque en courant. Pas qu’il avait peur — Brundil l’aurait remarqué — il était juste pressé. Quand l’elfe s’était engouffré dans le couloir, le Nain l’avait entendu jubiler.

 

Sûrement en rapport avec ce truc qu’il avait sorti avec lui du puits. Brundil mettrait ça main au feu s’il ne l’avait pas trouvé en bas du puits. Bien évidemment il n’en avait aucune preuve mais il avait le flair pour ces choses-là. Il l’aurait remarqué si l’Elfe était descendu avec une espèce d’objet rond enveloppé dans du tissus. Même caché dans ses robes, l’épaisseur de la chose l’aurait rendue facilement remarquable. Et puis il fallait voir comment qu’il la tenait, le patron ! Les doigts bien crispés dessus, si fort qu’on voyait les jointures blanchir. Le tremblement de l’autre main qui tenait tant bien que mal le livre du mage. Les façons dont les yeux scrutaient l’assemblées, toujours en mouvement, les paupières dilatées…

 

Mais bon, ils étaient là pour manger et fêter leur prime, et Brundil commençait à en avoir vraiment assez d’attendre sur son inconfortable tabouret en bois. Il soupira. Ces umgi, tous les mêmes. Il se leva donc et laissa ses camarades derrière lui, sortant de la tente par une petite sortie, qui le mena dans la « cuisine » du camp. Aucun signe du cuisinier. Il était sûrement partit pour aller chercher quelques fournitures un peu plus loin en dehors de la tente, dans le seul endroit à peu près imperméable au sable. Ils y rangeaient la nourriture pour ne pas avoir à manger de la pierre à tous les repas. Enfin, ça allait encore, pour la viande, mais pas pour la bière.

 

Son regard s’arrêta sur une grosse marmite qui reposait sur un feu bien ronflant, recouverte d’un couvercle. Mais cela n’intéressait pas Brundil, pas tant que ça serait prêt, sinon le cuisinier aurait apporté le plat depuis des lustres. Mais il s’intéressa plutôt à un petit tonneau de bière qui reposait sur une table, ouvert mais non consommé. Cela nous fera attendre tranquillement. D’autant plus que s’il est ouvert, c’est que le cuisinier voulait nous l’apporter, alors il ne nous en voudra pas de le boire maintenant. Il prit donc le baril, prenant soin de ne pas renverser le précieux liquide,  et rentra dans la tente, où il fut acclamé par la trentaine de gorge assoiffée. Le tonneau fit rapidement le tour de la table, les chopes se vidant aussi vite qu’elles se remplissaient. Bientôt l’atmosphère se détendit et on oublia le cuisinier qui ne venait toujours pas servir la suite du repas.

 

C’est alors que les maux de ventre commencèrent.

 

* * *

 

Pendant ce temps, Elnaeth, de retour dans ses quartiers, contemplait avec jubilation le fruit de tant d’années de recherches. Il le prenait entre ses mains, le tournait dans tous les sens pour ne pas en perdre les moindres détails, caressant doucement la surface avec ses doigts pour ne perdre aucune aspérité, aucun relief. Il l’avait trouvé, enfin ! Souriant, il se reconcentra une nouvelle fois sur l’objet.

 

Rond, d’un diamètre de la taille de sa main, il était légèrement bombé, épais d’un demi doigt aux bords pour atteindre un doigt entier en son centre. Il s’articulait en deux parties : un cercle d’or incrusté de pierres précieuses de formes trapézoïdales qui faisaient le tour de l’objet, et enfin un magnifique scarabée stylisé, sculpté dans une pierre noire et luisante, aux nombreux reflets d’un bleu sombre. Il étendait ses quatre ailes, qui le rattachaient au cercle d’or et de pierre.

 

Mais, plus intéressants que l’aspect extérieur de l’artefact étaient les pouvoirs que ce dernier recelait. En plus de permettre au sorcier l’utilisant de condenser les vents de magie à des points presque incommensurables, il recelait en lui-même une grande énergie magique. Mais ce n’était pas tout. Car l’artefact avait été conçu dans un but bien précis, et qui avait amené Elnaeth à le convoiter. Le pouvoir sur la vie et sur la mort. Le pouvoir de balayer des armées, le pouvoir de faire revenir les soldats tombés lors d’une bataille, le pouvoir de sauver des proches. Le pouvoir de ramener Lyliath.

 

Une larme apparu et couru le long de sa joue. Il l’essuya d’un revers de main. Non, pas de larmes, pas maintenant. Il allait la revoir. Il fallait se réjouir. Et pourtant, l’ombre du doute planait toujours au-dessus de sa tête. Serait-il assez puissant pour manier l’artefact ? Saurait-il effectuer avec succès le rituel ? Tant de questions sans réponses.

 

Mais il fallait manger, après tout ce temps. Elnaeth se leva. Il irait voir le cuisinier pour qu’il lui prépare un petit quelque chose. Et puis marcher lui changerait les idées. Il mit donc l’objet dans une sacoche ouvragée qu’il suspendit à sa ceinture : pas question de le laisser seul dans sa tente ! Les Nains pouvaient être de bons travailleurs mais l’appât de l’or… Balthus aussi, d’ailleurs, et tous les autres avec lui.

 

Elnaeth sortit donc de sa tente, humant l’air du soir, qui se refroidissait à une vitesse folle maintenant que le soleil était couché. Louvoyant entre les tentes qui formaient le petit campement, il se dirigea vers les quartiers du cuisinier, plus précisément sa cuisine. Adjacente à la salle à manger des Nains, la plus grosse tente, les cuisines n’étaient pas difficiles à repérer. Il entra donc dans la petite pièce. Dans un coin, à droite, une marmite fumait sur un feu de braise encore rougeoyant. En face de lui, un établi portait les traces de préparations du repas : tranches de viandes et de légumes, côtoyant les couteaux et autres ustensiles de cuisine étaient éparpillés sur la surface. Des couverts, bols, assiettes, petites marmites et casseroles étaient entreposés en dessous. De même, quelques barils avaient été posés à sa gauche. Mais à part ça, aucunes traces du cuisinier. Le ventre d’Elnaeth le rappela à l’ordre. Si le cuisinier n’était pas là pour lui préparer quelque chose qui lui eut plu un peu plus que le repas de ses ouvriers, il allait devoir faire avec et se servir dans la marmite commune, la faim faisant. Le mage s’avança donc, prit un bol et une cuillère sous l’établi, se saisit de la louche et, posant son bol et son couvert sur un tabouret à côté de la marmite, il souleva le couvercle de cette dernière pour voir ce qu’il y avait dedans.

 

Des yeux.

 

Il avait trouvé le cuisinier. Son cadavre avait été plongé dans l’eau de la marmite.

 

Elnaeth recula prestement, avec effroi, ses yeux ne pouvant se détacher de la tête bouffie du cadavre qui le scrutait de ses yeux vides. Le mage rencontra un tabouret et tomba par terre. S’en fut trop, il se retourna tant bien que mal, ses pieds se prenant dans sa robe, et fila à quatre pattes, n’ayant pas pris le temps de se relever, hors de la tente.

 

Mais il avait pris la mauvaise sortie.

 

Il était entré la tente principale, celle ou mangeaient les Nains.

 

Il n’aurait pas dû.

 

Tout autour de la table, une trentaine de corps lui faisait face. Les Nains étaient avachis sur la table, les yeux exorbités, la base aux lèvres, leurs visages empreints de l’expression d’une souffrance insoutenable. Certain se tenaient la gorge à deux mains. Certains respiraient encore. De la bave coulait sur leur barbe, leurs yeux aveugles à leur environnement roulant sans relâche dans leurs orbites ; leur respiration n’était plus qu’un râle, un filet de souffrance pour se raccrocher une dernière fois à la vie. Un Nain survivant émit un râle plus fort que les autres et tomba de sa chaise, ses mains tremblantes, tentant vainement de retenir une fin inévitable. Puis sa tête heurta le sol et il ne bougea plus.

 

Elnaeth ne put supporter cette vision d’horreur et s’en fut, courant, suant, pleurant. Il ne savait pas où aller. Seule une pensée l’importait. Il ne pouvait pas échouer maintenant, non, non. Non ! Pas maintenant, pas alors qu’il était si près du but ! Il ne devait pas mourir, n’importe qui que soit celui qui avait tué tous ses gens. Survivre et retrouver Lyliath, oui ! Mais ne pas mourir, pas si près du but !

 

Il sortit de la tente, hagard, les yeux enflés, ses poings se serrant convulsivement. Titubant, il erra dans le camp, son esprit tourmenté ayant, un moment, perdu le sens de la raison. Enfin, il s’arrêta. Un peu perdu, il regarda autour de lui : il était au milieu des tentes où logeaient le reste de la troupe. Soudain, il aperçut une figure familière appuyée, immobile, contre un poteau. Baltus. Ou du moins le pensait-il car il lui tournait le dos et était dissimulé à la lumière de la lune par la grande tente —la sienne— que soutenait le poteau contre lequel il s’appuyait. Rassuré de voir une figure connue, et vivante, après tous ces cadavres, il s’avança, courant à moitié, vers l’homme. Il l’appela dans sa course mais l’impérial ne lui répondit pas. Arrivé à sa hauteur, Elnaeth lui tapa sur l’épaule, et l’impérial tomba comme une marionnette sans fils.

 

Un grand sourire rouge courait d’une oreille de Baltus à l’autre.

 

Elnaeth poussa un cri d’effroi. Il fit quelques pas en arrière, sous le choc, ses yeux ne pouvant se détacher des orbes morts qui se tenaient dans les orbites du cadavre. Il se prit les pieds dans un des câbles qui tenaient la tente et il tomba. Ceci eut tôt fait de le réveiller et il se mit à courir, courir pour fuir ce cauchemar, ce campement de cadavres, tombe fraîche dans un pays de tombes…

 

Il arriva finalement, sans savoir comment, devant sa tente. Il entra, jetant un regard angoissé derrière lui. Il crut voir une ombre bouger derrière une tente. Effrayé, il entra en trombe dans ses appartements, courut derrière son bureau, posa l’artefact sur ce dernier et chercha dans ses tiroirs. Elle était pourtant là, il en était sûr ! Mais son amulette de protection restait introuvable. Au comble du désespoir, il prit les tiroirs un par un et en renversa le contenu sur son bureau, puis fouilla dans le tas. Il fit tomber au passage l’artefact nehekharien, mais en ce moment précis, il préféra chercher son amulette. Et il la vit, enfin, l’ovale doré dont la rune centrale brillait d’un éclat bleu et réconfortant. Le mage la saisit avec précipitation, la chaîne sur laquelle pendait l’objet cliquetant doucement. Plus qu’à la mettre autour du coup et il était sauvé.

 

Le bruit d’une corde qui lâche. Un sifflement strident.

 

Il reçut un grand coup dans le ventre qui le fit basculer et il s’étala sur le sol, le visage non loin de l’artefact. Une douleur insoutenable transperçait ses entrailles. Grimaçant de douleur, il leva la tête et aperçu un carreau fiché dans son abdomen, juste au-dessus du nombril. Qui… La réponse lui vint sous la forme d’une ombre qui apparut dans un coin de son champ de vision, déjà voilé par la souffrance. Tout ce qu’il vit fut une silhouette élancée, vêtue de noir, et un visage blême, mais cela ne lui laissa aucun doute sur l’identité du personnage. Ni su son but ni son commanditaire. Comment ont-ils su ? Tout devait rester secret, ils ne devaient pas l’obtenir. Et ils ne le doivent toujours pas. La vue de cette sombre silhouette s’avançant vers lui, une dague dans la main droite et une arbalète déchargée dans l’autre, sembla redonner un peu d’énergie à Elnaeth. Il ne l’aura pas. Et, promptement, il posa sa main sur l’artefact.

 

Aussitôt, un torrent d’énergies magiques afflua vers lui, effaçant toute trace de douleur. Un sixième sens l’averti qu’une dague, sûrement lancée par l’assassin druchii dès qu’il l’avait vu bouger, volait vers lui. Un mouvement de la main et le temps sembla s’étirer. Tranquillement Elnaeth se releva et observa la dague qui poursuivait sa course avec une étonnante lenteur. Un mot et l’arme tomba sur le sol, le temps reprenant son cours normal. Une phrase et un éclair de magie jailli de la paume ouverte du mage et alla frapper l’assassin qui s’envola et termina sa course au travers d’une des parois de la tente, la déchirant. Il tomba sur le sol, le torse réduit à un amas de chairs fumantes, mort.  Elnaeth, soulagé, desserra son emprise sur les vents de magie.

 

Et la douleur revint, encore plus forte qu’auparavant. Elnaeth se plia en deux de souffrance, laissant tomber l’artefact, et cracha du sang. Il devait se soigner, et vite. Il se baissa pour ramasser l’objet, mais une douleur incommensurable, plus grande encore que celle de son abdomen, lui déchira le dos. Il hurla de douleur et tomba face contre terre, les yeux à cinq pouces à peine de l’artefact. Mais il y avait plus important. La pointe d’une dague ressortait de son ventre, plantée dans son dos. Tournant tant bien que mal la tête, il aperçut deux bottes renforcées de bouts métalliques, et le début d’une jambière de métal noir et luisant.

 

L’assassin n’était pas venu seul.

 

Puis il vit son sang qui se répandait sur le tapis de velours, et il sut que son heure était venue. Derrière le voile de souffrance, il entendit le bruit d’une arme qui quitte un fourreau. Le druchii lui ferait donc don de sa merci.

 

J’ai échoué.

 

Nehekhara.

 

Lyliath…

 

Pyramide.

 

Plus jamais…

 

Tombe.

 

Plus ici…

 

L’artefact.

 

Soudain, il sut quoi faire.

 

Pardonne-moi, Lyliath, j’ai échoué. Mais maintenant, peu importe : nous serons bientôt ensembles…

 

Il posa sa main sur l’artefact, et alors que le dernier mot de la phrase tant redoutée consignée plus de 2000 ans auparavant par Palinteï l’Ancien sortit de sa bouche, la dague de métal noir transperça son cœur agonisant.

 

Lyliath…

 

* * *

 

Draesnir courait. Il courait comme si ça vie en dépendait. De toute façon, c’était le cas. Et pour Eran’dur aussi d’ailleurs, qui soufflait à ses côtés. La lune, haute dans le ciel sans nuage, éclairait son visage émacié d’une lumière blafarde. Ils couraient depuis deux jours. Sans s’arrêter. Ou brièvement seulement. Tout ça à cause de ce maudit mage ! Si Eran’dur ne l’avait pas laissé toucher l’artefact, ils n’en seraient pas là. Mais il l’avait touché, et, de traqueurs, ils étaient devenus traqués. Au début, ils étaient peu nombreux, à pied, leurs os décharnés cliquetant au fil de leur marche macabre. Bref, lents, faciles à éliminer. Puis vinrent les cavaliers. Plus difficiles à semer, plus rapides et plus dangereux, mais rien d’insurmontable.

 

Puis ils vinrent. Draesnir n’avait pas vu ce à quoi ils ressemblaient. Il les avait seulement entendus. Un bruissement de sable, un petit cliquetis. Kaerhin, lui, les avait vus. Et il était mort. C’était lors de la première nuit, la première fois qu’ils entendaient le bruit. Ils se reposaient un moment alors qu’ils entendirent un bruit de sable qui s’écoule. Kaerhin, le plus prompt, s’était immédiatement retourné et avait crié : Là ! Et Draesnir s’était à son tour retourné brusquement. Mais il n’avait pas vu ce que son frère d’arme pointait. Il avait juste regardé Kaerhin. Ou plutôt ce qu’il en restait. Car à la place d’un Kaerhin en chair et en os se tenait une statue de sable à l’effigie de l’assassin druchii, habillée de son armure et de ses vêtements. Draesnir avait couru vers son compagnon mais un traître coup de vent brisa l’équilibre précaire et les restes de Kaerhin tombèrent, le sable se mêlant avec le sable. L’assassin n’était plus. Alors seulement, Draesnir tourna son regard vers ce que son défunt compagnon avait pointé. Tout ce qu’il vit fut un peu de sable bouger. Et il entendit de nouveau le bruit. Son regard avait croisé celui d’Eran’dur. Ce dernier n’avait rien vu non plus de ce qui avait causé la mort horrifiante de leur frère d’arme. Mais ils avaient tous deux compris la dangerosité de leur ennemi. Sans un mot, Eran’dur fouilla dans les affaires de Kaerhin et en sortit la sacoche qui contenait l’artefact. Et ils coururent.

 

Malékith l’avait voulu. Et ils se devaient de survivre. Alors ils couraient. Draesnir ne put s’empêcher de se souvenir du jour où on les avait convoqués pour leur annoncer leur mission. Tuer le mage, et ceux x qui les accompagnaient avec. Récupérer l’artefact. Le ramener. Rien de plus simple. Ni de plus glorieux. L’objet était apparemment puissant et jusqu’alors resté enfouis dans une pyramide sans qu’aucun ne connaisse son existence. Jusqu’à ce que ce sorcier sorte un livre oublié et en apprenne les étranges et incroyables pouvoirs. Une armée invincible marchant sur Ulthuan, ses guerriers tombés au combat se relevant après chaque bataille pour retourner dans les rangs de l’ost. C’était ce que Malékith se voyait faire avec cet artefact. Et ils devaient faire en sorte que cette vision ce réalise. Tout était bien parti.

 

Tuer les Nains avait été une bagatelle : il avait suffi d’empoisonner les tonneaux de bière qui patientaient dans les cuisines et d’attendre qu’un des Nains vienne en prendre un. Si tous n’avaient pas bu, Draesnir et ses compagnons auraient fini le travail à la main. Oh, bien évidemment, le cuisinier avait choisi le mauvais moment pour rentrer dans sa cuisine, et ils avaient donc dû avancer l’heure de sa mort ainsi que cacher le cadavre dans la marmite d’eau bouillante qui était posée sur le feu. En attendant que les Nains se servent en boisson, ils s’étaient occupés des autres. Un égorgement rapide et discret, et on faisait en sorte que personne ne découvre les cadavres. Ou au moins que personne ne découvre qu’ils étaient morts. Ah, les Nains s’étaient aussi montrés plus résistants au poison que prévu, la dose qui aurait terrassé un humain sur place les faisant agoniser pendant longtemps. Dans l’ombre du doute, Draesnir, Eran’dur et Kaerhin s’étaient occupés des survivants avant leur départ : on ne savait jamais. Bref, tout s’était bien passé.  Jusqu’à ce que le mage touche l’artefact. Mais ils devaient réussir. Alors ils couraient.

 

Un jour. Un jour de course sans relâche. Il est minuit, remarqua Draesnir, levant les yeux vers la lune. Il regarda Eran’dur. Ce dernier lui répondit d’un hochement de tête. Ils s’arrêtèrent. Le temps de compter jusqu’à cent et ils repartiraient.

 

Dix passa.

 

Vingt.

 

Puis Trente.

 

Trente-et-un, trente-deux, trente-trois.

 

Trente-qu…

 

Un bruit. Puis Eran’dur cria. Draesnir, se retournant, le vit tomber face contre terre. L’Elfe se débattit un moment puis ne bougea plus. Son camarade se précipita vers lui, s’agenouilla et le secoua par l’épaule. Lui resta dans la main l’étoffe de son vêtement. D’une main fébrile, l’assassin se saisit de la capuche de son compagnon à terre et tira d’un coup sec.

 

Du sable.

 

Du sable et encore du sable.

 

Draesnir se releva et recula d’un pas, choqué. Puis il se reprit. Il était le dernier des quatre venus. Il devait survivre. Il prit la sacoche et se mit à courir.

 

Il ne fit pas vingt pas que le bruit revint. Le druchii s’arrêta et écouta.

 

Rien.

 

Puis un léger crissement sableux retentit. Draesnir se retourna, un couteau dans chaque main. Et il tomba sur des yeux. Il ne put s’en détacher. Ils étaient verts, luisant, brillants. Ils l’appelaient.

 

Il tomba à genou. Lorsqu’il voulut se relever, il n’y réussit pas. Baissant la tête, brisant ainsi le charme des yeux, il vit que ses jambes avaient disparu au niveau de genoux, remplacée par un tas de sable qui s’agrandissait au fur et à mesure qu’il s’enfonçait. Non. Il ne s’enfonçait pas. Il se disloquait. Ses jambes devenaient sable. Étaient sables.

 

Non ! Ce n’était pas possible ! Il devait réussir. Aveuglé par la rage, il voulut lancer un de ses couteaux vers la direction des yeux. Mais son couteau de ne fit que tomber sur le sable. Son bras venait de se transformer en une douce pluie dorée. Il se rendit compte qu’il était de même pour l’autre bras lorsqu’il vit sa deuxième dague, qui était pourtant sensée rester dans sa main, gisant à terre.

 

Alors Draesnir voulut crier. Mais sa bouche était remplie de sable. Il s’étouffait. Il voulut tousser, mais sa poitrine s’était transformée en sable à l’intérieur même de son armure. Dans un dernier sursaut, il voulut secouer la tête comme pour sortir de ce cauchemar. Et sa tête partit. Elle n’atteint jamais le sol. Sauf peut-être sous forme de pluie de petits grains de sables.

 

Il avait échoué.

 

* * *

 

Le rôdeur sépulcral s’avança vers les restes de sa proie. D’une main de pierre noire, sombre et luisante, il se saisit de la sacoche et en sortit l’artefact. Puis il tourna le dos aux vêtements. Le sable et les vents auraient tôt fait de faire disparaitre toute trace des proies. Il repartit vers la pyramide. Celui qui l’avait réveillé, lui-même rappelé de son sommeil par une étrange puissance, voulait son artefact. Mais aussi une vengeance, qui était maintenant accomplie.

 

Il avait encore beaucoup à faire : Phatk réclamait ses autres biens. Toute trace des proies devaient être effacées.

 

* * *

 

Thanael contemplait le magnifique édifice qui s’élevait devant lui. Une gigantesque pyramide de pierre ocre qui, malgré l’usure, montrait encore la grandeur de sa race. Enfin, pour des humains, bien sûr : un tel édifice, bâtit par des Asurs, aurait duré plusieurs millénaires sans autant d’encombres. Mais il dut détacher son regard du bâtiment : il avait bien plus important à faire. Les mages de la Tour Blanche lui avaient donné la mission de retrouver leur confrère Elnaeth, porté disparu depuis maintenant quatre lunes et sept jour. Il était soi-disant parti à la recherche d’un artefact puissant enfouis au plus profond de Nehekhara. Cette recherche intéressait grandement les autres mages, ce qui les avait poussés à lui demander de l’aide au bout de trois mois sans nouvelles. Et il en était là.

 

Pendant que les guerriers sous ses ordres inspectaient les alentours de la pyramide, en quête d’une trace quelconque d’un camp qui pourrait leur apprendre si Elnaeth était bien venu ici ou non, il s’avança vers le parvis de l’édifice nehekharien. Deux statues, désormais brisées, en menaient la garde. Un détail curieux attira son regard. Il ne put s’empêcher de penser :

 

Tiens, les pierres précieuses dont elles sont garnies ont échappé aux pillards qui parcourent le pays. Voilà qui est bien étrange.

 

* * *

 

Les mages de la Tour Blanche ne savent toujours pas ce qu’il advint d’Elnaeth et de ses compagnons. Aucune trace d’eux n’ayant été découverte en Nehekhara, ils en ont conclu que le mage n’était jamais arrivé à destination. Mais la piste s’arrête là. 

 

Fin