Elthanir le Traqueur

 

— Allez, Petrov, envoie-moi la vodka !

 

Passant la bouteille d’alcool à son camarade, Sergueï s’exclama :

 

— C’est ça ! Arrête de boire, parce que sinon tu seras bientôt tellement saoul que tu prendrais un ours pour ta femme quand on rentrera !

 

Boris, le troisième larron, rajouta :

 

— Et pense un peu à nous, on en veut aussi, nous, de la vodka !

 

Tous les trois kislevites s’esclaffèrent et continuèrent leur discussion autour du feu de bois ronflant qui éclairait la scène d’une lumière douce et paisible. Au loin, le soleil se colorant de rose et d’orange éclairait de ses feux la dense forêt de sapins au beau milieu de laquelle se trouvait la clairière où se reposaient les chasseurs fatigués. L’un deux, Sergueï, un grand gaillard barbu habillé d’un pantalon de toile grossière et d’une veste de cuir tanné sans manche qui montrait un torse poilu et musclé, ainsi que portant sur son dos non seulement un grand arc avec un carquois à la ceinture, mais aussi une immense hache, dont le fil ébréché démontrait une utilisation fréquente, se leva pour ramasser une grosse branche et la lancer dans le grand feu qu’avaient allumé les trois compagnons. De l’autre côté du brasier, Petrov, petit et large et équipé d’un petit arc composite de son invention, et qui était en train de plumer un large oiseau abattu dans la journée, s’exclama :

 

— Eh ! fais gaffe ! T’aurais pu me brûler les yeux !

 

Boris, assis entre les deux et affutant sa longue lance, ne put s’empêcher de rire aux éclats :

 

— Sûr ! J’ai pas envie de me retrouver avec deux bras cassés !

— Ouais, tu pourrais plus rien ramener à manger chez toi ! répliqua Sergueï


Et les trois repartirent dans un fou rire incontrôlable. Ayant réussi à se calmer, Boris lança à Petrov :

 

— Bon, c’est pas tout ça, mais… ça vient, ce piaf ? Y s’fait faim, ici !

— Ouais ! Surtout que l’feu et bien chaud ! renchérit Sergueï.

— Attendez, j’suis fatigué, moi ! C’est pas vous qui vous vous êtes trimballés pendant l’après-midi avec cette biche sur le dos !

 

Il montra le cadavre de l’animal, posé derrière lui, toujours avec la flèche du chasseur en travers de la gorge. Sergueï ne put s’empêcher de hausser les épaules :

 

— Mouais, t’avais qu’à me laisser l’abattre, et tu l’aurais pas porté !

— T’façon, là n’est pas la question ! ‘faut que tu te magnes le cul, un point c’est tout ! coupa Boris.

 

Ainsi continua la soirée, les trois chasseurs mangeant, buvant et discutant allègrement autour de leur feu. Le lendemain allait être une rude journée, alors il fallait bien se divertir un peu ! En effet, ils s’étaient éloignés de leur village plus loin que d’habitude et avaient donc un long chemin à parcourir pour y retourner.  Mais bon, le gibier était de plus en plus rare ! Ils avaient eu de la chance de trouver cette biche… La lune commença sa course dans le ciel étoilé et Boris entonna une chanson.

 

Mais, alors que Petrov lançait une boutade à Sergueï, une ombre jaillit des fourrés et, avant que les kislevites n’eussent pu esquisser un seul geste, s’était rapproché du feu. L’inconnu lança aux chasseurs :

 

— Bien le bonsoir, humains. Pourrais-je me joindre à vous et profiter de la chaleur de votre brasier ?

 

Boris, prit de court, répondit en bégayant :

 

— Euh, oui, si tu le veux, étranger.

 

Puis il prit le temps d’observer le nouveau venu. Il était grand et svelte, et s’était drapé d’une longue cape noire, une capuche recouvrait sa tête mais laissait apparaître son visage. Ce dernier était long, émacié, et entouré de cheveux blonds, longs et bouclés. Encadrant un nez fin et droit se trouvaient deux yeux d’un bleu clair, d’où émanait une profonde tristesse. La bouche fine s’ouvrit pour dire :

 

— Soyez remerciés.

 

Et il s’assit. Au jugé du faible cliquetis qu’il entendit lorsque l’inconnu s’assit près du feu, Boris devina qu’il portait une armure. Malheureusement, il ne pouvait pas vérifier ses dires tant que la cape recouvrerait le nouveau venu. Un silence gêné s’installa. Puis, au bout de ce qui parut à Boris un long moment, Petrov prit la parole.

 

— Bon… C’est quoi ton nom ?

 

L’inconnu tourna la tête vers le chasseur. Boris en profita pour noter deux manches dépassant des épaules de l’étranger. C’est donc un guerrier… Mais que fait-il ici, et seul ? Mais il fut tiré de sa réflexion par la réponse du sujet de sa confusion :

 

— Mon nom importe peu, il y a trop longtemps que plus personne ne l’a prononcé. Mais vous, comment vous nomme-t-on ?

— Bah… moi c’est Petrov, lui c’est Sergueï et l’autre c’est Boris.

— Ah. Une bande de chasseurs kislevites ?

— Ouais, c’est ça.

 

Silence. Puis Sergueï leva les yeux du feu.

 

— T’es pas humain, toi, non ?

 

L’étranger tourna son regard vers le kislevite.

 

—  Non, en effet.

 

Et il enleva sa capuche. Tous purent observer les oreilles pointues de leur interlocuteur. Mais Boris observa également la bande de métal entourant la tête de l’inconnu au niveau du front. Elle était sertie d’un grosse perle blanche qui brillait d’une lueur pâle à la lumière du feu. Mais encore une fois, il quitta ses pensées pour se concentrer sur les propos de cet étrange personnage.

 

— J’ai été un Elfe, il y a bien longtemps.

 

Silence. Boris n’en tenait plus. Il eut alors une magnifique idée pour combler ce silence. Il adressa la parole à l’Elfe :

 

— Mais, tu dois en avoir vu des choses, nan ?

— En effet. Certaines pour mon bonheur, certaines pour mon malheur.

— Bah tu dois en connaitre des récits !

— Certes.

 

Le visage de Sergueï s’éclaira à ces propos.

 

— Oui ! Un récit ! Allez, l’Elfe, raconte-nous en un !

 

Ce dernier hocha la tête et répondit :

 

— Et bien soit, mais je vous avertis, ce n’en est pas un joyeux.

— Qu’importe ! Raconte !

 

Les yeux de l’Elfe fixèrent le feu et se perdirent dans le lointain, l’étranger se remémorant l’histoire. Alors que tous les regards se tournaient vers lui, il inspira profondément et commença son récit.

 

« Il y a bien longtemps, bien avant la naissance de Sigmar, siégeant sur les Îles du Dragon, loin au Sud, par-delà les Montagnes du Bord du Monde, se trouvait la grande cité d’Ilthaër, la ville aux murs d’argent. Là régnait, sur cette cité d’Elfes, le seigneur Elthanir. Il était grand, beau, fort et juste, régnant sur une petite île de l’archipel. Il avait pour femme la belle Alysielle, l’Elfe aux cheveux de feu.

 

À l’époque où commence notre récit venait de naître un héritier au siège de la cité, né des amours du jeune couple. Il était l’objet de toutes les attentions, et son père le chérissait plus que tout autre chose, mis à part sa femme.

 

Mais c’était aussi le temps de la Grande Guerre contre le Chaos, et Elthanir fut appelé au combat, aux côtés des autres seigneurs elfiques et des Nains.

 

Or il advint que l’armée d’Elthanir dut affronter un terrible ost dédié au dieu du carnage, et mené par un terrifiant buveur de sang. Lors de l’affrontement, le démon fut blessé à multiples reprise par les lieutenants du seigneur Elfe, mais tous périrent sous sa terrible hache sans pouvoir l’abattre. Ainsi se fraya-t-il un long chemin sanglant dans l’ost elfique, à la tête du fer de lance de l’armée démonique, et défia Elthanir en duel. Ce dernier n’eut d’autre choix d’accepter, et le duel commença. Trois fois Elthanir fut jeté à terre, et trois fois il se releva pour retourner au combat, affrontant l’énorme créature du dieu sombre qui baignait la vallée d’un rire macabre. Mais la quatrième fois où il tomba, Elthanir ne se releva pas. L’Elfe ne dut son salut qu’à une flèche magique lancée par un de ses vassaux, qui transperça l’œil du démon et le rappela auprès de Khorne.

Mais celui-ci, avant de disparaître, proféra une terrible malédiction : Elthanir verrait la mort de tous ses sujets, et seulement après, le démon viendrait réclamer sa vie.

 

Et la vie continua, les batailles contre les serviteurs des dieux sombres se succédant sans fin. Mais il arriva que lors d’un combat entre lui et un héraut de Nurgle, le seigneur échappa une nouvelle fois de peu à la vie, mais se fut par sa grande maîtrise du combat rapproché et non par un simple archer qu’il fut sauvé. Cependant, il ne s’en était pas sorti sans encombre : Elthanir, encore sous le choc du combat, tomba dans une étrange maladie et dut être retiré du front, le soin de mener l’armée étant cédée au jeune neveu du seigneur d’Ilthaër. Elthanir passa ainsi plusieurs mois, pris de fièvre, de convulsions, de cauchemars et de folie, les médecines elfiques et les prières aux dieux semblant inefficace contre ce mal. On en vint à murmurer que c’était la malédiction du Buveur de Sang qui venait à se réaliser. Mais ces dires furent bien vites démentis car il fallait qu’Elthanir meure en dernier, et non en premier. D’autant plus qu’il se rétablit soudainement: un beau jour, contre toute attente, après des mois de maladie, Elthanir était de nouveau sur pieds.

 

Et c’est ainsi que sortant pour la première fois de sa tente depuis des lunes, un messager vint apporter au seigneur une bien amère nouvelle : des Slaaneshii étaient tombés sur l’armée d’Ilthaër, et les Elfes, voulant fuir, avaient courus droit dans un ost de Tzeentch. Pris entre l’enclume et le marteau, le fer s’était brisé sous les coups répétés : il n’y eut aucun survivant. Un petit groupe d’éclaireurs de Tor Yvresse ayant assisté de loin à la fin de la bataille alors qu’ils s’étaient rapprochés pour savoir d’où venaient les cris. Ils avaient chassés tant bien que mal les derniers démons survivants — car les Elfes avaient chèrement vendus leurs vies — et avaient en vain cherché pour des survivants. La nouvelle faillit faire défaillir Elthanir et l’on eut peur que celui-ci fasse une rechute. Mais le seigneur tint bon.

 

Quelques jours plus tard, il alla trouver Malékith, alors le plus haut seigneur des armées elfiques, et lui demanda la permission de quitter les combats, son armée étant disparue et lui trop encore faible pour participer au combat. Malékith, voyant que l’Elfe n’avait que trop souffert, lui donna la permission de retourner à Ilthaër, lui proposant même une garde rapprochée pour lui tenir compagnie, mais Elthanir refusa, préféra voyager seul maintenant que le Sud était débarrassé de l’emprise des démons. Le seigneur de la cité d’argent pris donc le chemin du retour.

 

Et les dieux furent cléments, car il arriva chez lui sans encombre. Il avait même presque complètement récupéré de sa mystérieuse maladie et recommençait à apprendre de nouveau la joie. Mais l’ombre de la malédiction planait toujours au-dessus de sa tête et il ne pouvait s’empêcher de penser à ce qu’il pourrait trouver à la place de sa fière cité et de ses champs fertiles qui l’entouraient. Mais quelle fut sa joie et son soulagement lorsqu’il retrouva sa ville intacte, avec sa femme et son enfant, maintenant âgé de deux années, encore un nourrisson, mais qui grandissait, fort et en bonne santé.

 

Elthanir oublia peu à peu la prédiction du démon, s’adonnant à la chasse, s’occupant de son fils, comblant sa femme et régnant sur la cité avec encore plus de justice qu’auparavant, satisfaisant tous les habitants de la ville. Elthanir devint bientôt très respecté et Ilthaër une cité prospère.

 

Mais, moins d’un an après l’épisode désagréable de la Grande Guerre, il advint qu’une grande bête s’installa dans les bois près de la ville et attaquait toute personne osant s’approcher de son repaire. Des groupes de soldats avaient bien été envoyés pour la déloger, mais aucun d’entre eux n’en étaient revenus, si bien qu’Elthanir décida de traquer le monstre lui-même, emmenant avec lui cinq de ses gardes. Parvenus dans la forêt, le chasseur devint la proie, et la proie le chasseur. Car, même si les Elfes connaissaient le terrain, ils étaient loin de disposer de l’étonnante agilité et de l’incroyable rapidité de la bête. Un à un, les compagnons d’armes d’Elthanir tombèrent, si bien qu’il ne resta plus au bout de deux semaines de traque dans la forêt que le seigneur lui-même. Là, dans une clairière au beau milieu des bois, ce dernier décida de ne plus reculer, et attendit que la bête vienne le chercher, affutant paisiblement sa lance. Celle-ci vint, et chargea Elthanir, toujours affutant son arme. Et, au dernier moment, alors que la bête sautait, gueule ouverte, pour arracher la tête de l’Elfe, celui-ci leva son arme, aussi rapide que le vent, et le monstre s’empala dessus, embroché par la force de son propre saut, l’acier aiguisé transperçant aisément fourrure, chairs et os. Ainsi vainquit Elthanir la grand bête de la forêt.

 

Mais son histoire ne s’arrête pas là.

 

Elthanir, rentrant seul, décida de couper par les champs pour arriver plus rapidement à la forteresse. C’est alors qu’il vit de la fumée au loin. S’approchant, curieux, suivant la colonne grise qui montait dans le ciel, il arriva à un de ces petits hameaux qui bordaient la cité. Là, il fut le témoin d’une effroyable scène de carnage : tous les habitants du village gisaient, morts. Certains étaient adossés contre les murs, égorgés, d’autres étranglés dans leur propres maisons, ou encore noyés dans leur sang, même tenant leur entrailles dans l’espoir futile de survivre. Beaucoup portaient des marques de morsures et de griffures. Le plus étrange est qu’Elthanir, cherchant un quelque indice du passage d’une armée, d’une bande, ou même d’un assassin seul, mais ne trouva que des traces d’Elfes. Il décida de rentrer à sa cité pour pouvoir réfléchir à tête reposée et aidés des conseils avisés de sa femme. Il continua donc son chemin, le cœur troublé et l’esprit hanté par les images du massacre du village.

 

Elthanir arriva bientôt dans un nouveau village, toujours dans ses pensées. Il allait lever les yeux du chemin pour interpeller le premier venu et l’alerter des choses étranges qu’il avait vu, mais lorsqu’il porta son attention sur son environnement, et il crut qu’il avait fait demi-tour, car là aussi, tous les habitants avaient été sauvagement massacrés. Et il remarqua quelque chose qui était aussi dans l’autre village : la peur. En effet, les victimes portaient toutes des expressions de peur et d’incrédulité profonde. Effrayé par les expressions d’horreur peintes sur toutes ces faces blafardes, il quitta le village aussi vite que possible.

 

Il passa par d’autres bourgades, et partout, tout n’était qu’une même scène de carnage, et pas un seul survivant pour lui dire ce qui était passé… À la fin, il se mit à courir, courir aussi vite que cela lui était possible, loin, loin de ces morts. Finalement, il arriva en vue des murs blancs et brillants de la cité, que le soleil couchant baignait d’une lueur rougeâtre, et se permit de ralentir. Passant les portes de la cité, il se dirigea vers le poste de garde pour demander aux soldats de rassembler tous les personnages influents de la ville au grand conseil de la cité. Il entra, et crut devenir fou. Les deux gardes étaient à terre, baignant dans leur sang au milieu des meubles renversés. Il sortit en titubant, et ouvrit la porte de la maison la plus proche. Mais là encore, tout n’était que carnage. Il monta sur les hauts remparts de la cité, enjambant les cadavres des soldats qui jonchaient les escaliers et, arrivé sur le chemin de ronde scruta attentivement la ville. Çà et là, quelques feux brillaient dans la ville, leur fumée montant en spirale vers les cieux. Et soudain, il comprit, et ce qu’il comprit lui brisa le cœur.

 

Le silence.

 

Il n’y avait aucun bruit. La cité était muette. Pas de bruits de pas, pas de cris de marchants, de bruits de sabots sur les dalles, pas de cris de chiens ni d’enfants jouant dans les rues, rien. C’est comme ça qu’il sut que, qu’il ouvre n’importe quelle porte, marche dans n’importe quelle rue il retrouverait la même scène encore et encore, de ces cadavres aux yeux écarquillés et aux bouches ouvertes, lançant leurs longues plaintes muettes que seuls les dieux peuvent entendre… Il repensa à l’intérieur de la maison, dans le village, puis il repensa à sa femme et à son fils, et il se mit à pleurer, pleurer comme il ne l’avait jamais fait. Secoué de spasmes, il dû s’asseoir contre le parapet pour ne pas tomber. Et les mots du démon n’avaient cesse de lui revenir en tête : « tu verras la chute des tiens, et alors là seulement, lorsque tu auras tout perdu, je te prendrai ce qui t’est le plus cher au monde, et te laisserai seul avec ton désespoir. Puis tu viendras me supplier pour que je prenne ta vie, pour que je te soulage de tes peines. Et je me ferais un plaisir de rendre service ».

 

Lorsqu’il eut fini de pleurer, le soleil s’était couché, et la lune était cachée par les nuages bas qui recouvraient la cité comme un linceul. Elthanir resta là, sur le chemin de ronde, prostré, écoutant le silence. Et, soudain, un faible son, porté par le vent, lui vint aux oreilles. Les pleurs d’un enfant. Il releva la tête et chercha la source de bruit : au centre de la cité, en haut de la colline sur laquelle se dressait son château, dans la plus haute tour. Pris de folie, il courut comme jamais et se précipita vers sa demeure, aveugle à tous ces cadavres qui jonchaient les rues, et il arriva bientôt en bas de la grande tour. Sans ralentir, il gravit quatre à quatre les marches de l’édifice, et poussa enfin la porte qui gardait l’entrée de la petite salle. Retenant son souffle, il entra.

 

Depuis le balcon entrait une petite bise dans la pièce, faisant danser doucement les rideaux d’un lit à baldaquin qui trônait au centre de la salle. Il se souvenait de l’endroit : c’était là où sa femme avait donné naissance à son fils, avant qu’il ne le prenne pour le présenter à tous les habitants de la cité réunis, depuis le balcon. Intrigué, il s’approcha du lit, et y découvrit sa femme, avec son fils, allongés et immobiles. Ils respiraient. Elthanir crut défaillir, assailli par tant de joie après le désespoir qui l’avait saisi sur les remparts.

 

C’est alors que sa femme bougea. Elle s’étira longuement, lui tournant le dos, puis saisi son enfant dans ses bras avant de se retourner vers Elthanir. Il allait lui faire le plus beau de ses sourires, mais celui-ci mourut sur ses lèvres lorsqu’il croisa ses yeux. Rouge. Rouge sang. Et lorsqu’elle lui sourit, ce fut un sourire cruel et sans aucune chaleur qui apparut sur le visage de sa bien-aimée. Il n’osa esquisser aucun geste. Elle se leva et, contournant le lit, s’avança vers le balcon, regardant d’un air moqueur son mari, lui, tétanisé. Son fils se réveilla et se mit à pleurer, sa mère ne faisant rien pour le calmer. C’est alors qu’elle adressa la parole à Elthanir. Et cette voix était grave, profonde. Celle du démon qui l’avait maudit. Et elle rit, rit aux éclats, voyant qu’il avait compris qui « elle » était. Et elle, plutôt le démon qui la possédait, parla. Elthanir ne comprit d’abord pas ce qui était dit, trop abasourdi pour comprendre n’importe quelle parole. « Elle » se tut alors, et attendit.

 

Et il comprit qu’il ne pourrait jamais porter la main sur le démon, tant qu’il possédait sa femme et tenait son fils en ses mains. Et il tomba à genou. Et il écouta le démon. Celui-ci lui expliqua que, incapable d’apparaître physiquement et de façon durable, avait préféré posséder les habitants un par un, pour tuer les autres. Il lui expliqua comment il était délectable de lire les expressions d’incrédulité des victimes, tuées par leur voisin, père, mère, frère, sœur, femme ou maris, et de lire les expressions d’horreur portées par les témoins. Il lui expliqua comment, à chaque fois que quelqu’un tuait l’Elfe qu’il possédait, il s’échappait du corps pour prendre le contrôle du meurtrier, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous soient étendus par terre, morts. Tous, sauf la femme d’Elthanir, qu’il posséda, et de leur enfant. Elthanir ne put supporter le discours de la créature, et, au bout d’un moment, compris que le démon allait faire sauter sa femme et son fils du balcon. Il interrompit alors le serviteur de Khorne et le supplia de le tuer, mais de laisser sa famille en vie. 

 

Alors, sa femme, démon, lui adressa le sourire le plus radieux qu’il n’avait jamais vu. Mais Elthanir se trompa quant à la signification de se sourire, car « elle » prit la parole, et lui dit :

 

« Tu vois, Elthanir, que t’avais-je dis ? Ne te rappelles-tu plus ma prophétie ? À bientôt, Elthanir ! »

 

Et la dernière image que l’Elfe eut de sa famille fut sa femme sautant du balcon, son fils dans les bras.

 

Il est dit qu’Elthanir resta une semaine sans bouger dans la salle de la plus haute tour de son château, au milieu d’une cité de cadavres, capitale d’un pays de cadavres.

 

Et lorsqu’il sortit, il n’était plus le même.

 

Il se posa au balcon, et jura devant les dieux de n’avoir de repos tant qu’il n’aurait pas détruit l’essence même des démons majeurs des dieux sombres, ou tout au moins ce démon en particulier.

 

Et les dieux l’entendirent.

 

Car, ces derniers prirent Elthanir en pitié.

 

Vaul, sur ces puissantes enclumes, forgea sur les conseils d’Asuryan deux épées pour Elthanir, et les sertit en leur pommeau de deux grosses et rondes améthystes. D’acier noir et inconnu, plus tranchant que tout autre métal, qui pouvait couper dans du gromril comme dans du beurre, et aussi léger que de la soie, les lames étaient liées aux améthystes par de puissants sorts, et Hoeth enchanta les pierres si bien que celles-ci étaient la source d’éclairs qui parcouraient les lames et absorberaient l’essence même des âmes des victimes de ces puissantes armes.

 

Khaine offrit à Elthanir une maîtrise du combat sans égale, Kurnous lui transmis l’art de la traque et Loec lui transmit une cape magique qui saurait le cacher à la vue de tous tant qu’il le désirerait.

 

Morai Heg prédit que le seigneur d’Ilthaër ne mourrait pas tant que le Buveur de Sang était encore en vie, et Isha versa beaucoup de larmes quant au destin de l’Elfe, et recueillit l’une d’elles qui se transforma en perle, et elle la posa au centre d’une simple petite bande d’ithilmar qu’elle sertit autour du front d’Elthanir, lui disant qu’elle le protégerait de tout mal même après l’achèvement de la prophétie de Morai Heg.

 

Elthanir reçut tous ces cadeaux avec solennité et remercia longuement les dieux. Puis il descendit de la tour, quitta sa cité sans un regard et pris la mer pour rejoindre le Vieux Monde. Là, il entreprit un long voyage qui l’amena là où tout avait commencé : le siège de la bataille où le démon avait proclamé sa malédiction. Et il attendit. Au bout de deux jours, une grand ombre recouvrit le pays et s’arrêta devant Elthanir. C’était le démon. Mais celui-ci ne pouvait prendre une forme physique durable et partit vers le Nord, là où les vents de magie soufflaient plus fort. Elthanir, comprenant qu’il ne pourrait accomplir sa vengeance en attendant le démon si loin au Sud, entreprit de suivre le même chemin que l’ombre vers le grand Nord. Le démon le mena jusqu’en Zorn Uzkul et là, au sommet les hautes falaises de plateau se matérialisa le serviteur de Khorne. Celui-ci fut agréablement surpris de savoir qu’Elthanir ne se rendrait pas sans combattre ardemment, et défia l’Elfe après l’avoir longuement nargué. Mais Elthanir n’avait que faire des paroles du démon, seule l’intéressait sa mort, la destruction totale de cette vile créature, et engagea le combat. Pendant quatre jours et cinq nuits, le combat perdura sur les hauteurs de Zorn Uzkul, le démon s’épuisant à porter de grand coups de sa gigantesque hache démoniaque qu’Elthanir évita grâce à son agilité surnaturelle, lançant de temps à autres de petits coups de ses épées qui prenaient à chaque touche un peu de l’essence du héraut de sang. À l’aube du cinquième jour, le démon était épuisé, et Elthanir trancha les jambes du démon au niveau des genoux, lui arrachant un tel cri qu’on dit que des pans entiers des falaises qui bordent Zorn Uzkul s’effondrèrent. Voyant qu’il ne pouvait vaincre un ennemi béni par les dieux, le démon commença à douter. Mais il continua malgré tout le combat, à genoux, à lancer de grands coups de hache circulaires. En vain. Et, enfin, Elthanir abattit ses lames bénies, séparant la main droite du démon de son poignet, et la grande hache tomba au sol. Là, le démon fut empli de quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti auparavant. Quelque chose qui lui remuait les entrailles. C’était la peur. Il tenta alors de fuir, étendant ses grandes ailes et s’élançant dans l’air. Mais Elthanir, vif comme l’aigle, sauta sur le démon et grimpa sur son dos. Épuisé, ce dernier s’écrasa au sol, et tenta de se tirer loin de l’Elfe, tirant son corps massif avec son unique bras gauche. Mais Elthanir s’était bien réceptionné, et se rapprochait calmement du démon mutilé, lames en mains. C’est alors que le démon, comprenant qu’il ne pourrait lui échapper, lui demanda de l’épargner, implora sa pitié. Mais Elthanir n’avait que faire des propos du démon. Seule lui importait la vengeance. Il s’approcha alors du démon et lui dit :

 

« Ne te rappelles-tu plus ta prophétie ? Tu viendras me supplier pour que je prenne ta vie, pour que je te soulage de tes peines. Et je me ferais un plaisir de rendre service… Et me voilà. Adieu, démon. »

 

Et il contourna le corps massif du Buveur de Sang étendu sur le sol, lui tranchant sa deuxième main alors qu’il tentait de le repousser dans une ultime tentative et s’arrêta derrière la tête du démon. Celui-ci hurla pour la deuxième, et pour la dernière fois, car Elthanir, prenant une de ses épées, enfonça sa lame dans la tête de la créature, mettant fin à son existence.

 

Ainsi vainquit Elthanir le grand Buveur de Sang, vengeant le meurtre de sa famille et de tout son peuple.

 

Mais sa vie ne s’arrête pas là, car Elthanir ne s’arrêta pas à la mort de ce démon, et il s’enfonça dans le Nord pour tuer toutes les engeances du chaos — et leurs serviteurs — qu’il pourrait trouver.

 

Et Elthanir partit traquer les démons.

 

On ne sait son destin. »

 

Lorsque l’Elfe se tut, un silence révérenciel s’était emparé des trois kislevites. Celui-ci dura un moment, chacun perdu dans ses pensées, les yeux plongés dans le feu, dorénavant mourant…

Puis Sergueï prit la parole.

 

— Eh bah… pour un récit c’était un sacré récit…

 

Pas de réponse.

Il se leva et annonça :

 

— Bon, c’est pas tout ça mais moi je vais dormir, hein ?

 

Ce fut l’Elfe que lui répondit :

 

— C’est cela. Dormez sans crainte, je monterai la garde.

— Bon, bah bonne nuit, alors.

 

Et, un à un, les chasseurs se couchèrent, laissant l’Elfe regarder les dernières braises rougeoyant parmi les cendres. Celui-ci, au bout d’un moment, se leva et s’assit en tailleur contre un tronc d’arbre. Il resta un moment immobile, puis rejeta la tête en arrière et poussa un long soupir…

 

* * *

 

— Boris, réveillez-vous.

 

L’interpellé ouvrit lentement les yeux, encore tout engourdi de sommeil, pour voir l’Elfe qui se penchait sur lui.

 

— Hein, quoi ? demanda le kislevite

— Des démons, répondit l’Elfe, des sanguinaires. Nous devons fuir, et vite.

— Des sanguinaires ? Pas ici !

— J’en ai bien peur. Allez, venez.

 

L’Elfe avait l’air vraiment soucieux, alors Boris décida de lui faire confiance. Il se leva avec précipitation, récupéra ses armes. L’Elfe reprit :

 

— Réveillez vos camarades, je vais jeter un œil.

 

Et il partit, laissant Boris seul. Celui-ci réveilla ses compagnons en grommelant, mais ne fut pas aussi convaincant que l’Elfe, car ses camarades ne l’écoutèrent pas et préférèrent retourner sous leurs fourrures. Ce fut seulement lorsque l’Elfe revint en disant d’une voix forte :

 

— C’est trop tard, il faut fuir !

 

Alors là et là seulement se dépêchèrent Petrov et Sergueï, jurant et grommelant. Mais on entendait déjà des hurlements bestiaux dans les sous-bois. Tous se mirent à courir.

 

Et toute la matinée ils coururent. Les sanguinaires à leurs trousses.

 

Mais quoi qu’ils fassent, les hurlements se rapprochaient toujours plus d’eux. Ils passèrent dans une clairière, et l’Elfe s’arrêta. Boris s’arrêta à sa suite, et les autres kislevites à avec lui.

 

— Que se passe-t-il ? demanda Petrov, de fort mauvaise humeur car il avait dû abandonner sa biche.

— Il est trop tard, répondit l’Elfe. Nous ne pouvons plus fuir. Nous devons les affronter.

— Quoi ? s’exclama Sergueï. Je ne vais pas risquer ma peau ici !

— Mais ils nous entourent, la voie est close.

— Pah ! Ils sont seulement de ce côté ! Mais si vous tenez à mourir ici, tant mieux pour vous !


Et le chasseur continua sa route en courant. Mais à peine eut-il disparu dans les fourrés que les trois autres entendirent un cri effroyable retentir dans la forêt. Sergueï… pensa Boris. Et le cri fut subitement coupé.

Boris croisa le regard de Petrov. Ce dernier était couvert de sueur et avait l’air complètement terrifié. Il baissa les yeux et laissa tomber son arc.

 

— Non, je ne veux pas mourir ici non plus…

 

Et il courut vers la lisère des arbres criant :

 

— Je me rends ! Je me rends !

— Attends ! hurla Boris. Ils n’ont pas de pitié ! Reviens ! Tu vas te faire tuer !

 

Mais Petrov ne lui prêta aucune attention. Il disparut lui aussi derrière les troncs. Bientôt, un nouveau cri horrifié résonna dans la forêt. Il ne restait plus que Boris et l’Elfe, seuls au milieu de la clairière. Ce denier se tourna vers Boris.

 

— Tu n’as pas fui, dit-il. Tu es brave.

— Je suis un kislevite. Et les kislevites meurent avec honneur et bravoure.

— Soit.

 

Ils s’arrêtèrent là, car ils commençaient à voir des ombres bouger sous les arbres. Des ombres qui se dessinèrent bien vite en des formes grandes, cornues et rouges, avec des lames rougeoyant dans la pénombre. Les sanguinaires… pensa Boris. Mais il n’eut pas le temps de réfléchir plus, car lesdits sanguinaires s’élancèrent vers le duo, brandissant leurs impressionnantes lames. Boris banda l’arc de Petrov, que ce dernier avait laissé, et tira. Il eut la satisfaction de voir un des serviteurs de Khorne recevoir le trait dans l’œil, se disloquant rapidement, renvoyé chez son maître. Seulement, il en restait bien quinze autres à abattre. Il prit sa lance et murmura une prière à Ulric, banda ses muscles et se prépara à recevoir la charge des démons. Il entendit le bruit d’épées qu’on dégaine et en déduisit que l’Elfe était prêt lui aussi. Puis il se concentra sur son ennemi : un grand sanguinaire devançant les autres, avec une longue épée qu’il maniait à deux mains. Le chasseur ferma les yeux un moment et prit appuis sur ses jambes. Arrivé assez près, le sanguinaire abaissa sa lame si rapidement que Boris eut à peine le temps d’esquiver. Il effectua une roulade sur le côté et lança son pic en avant. Un hurlement lui assura que sa lance avait atteint sa cible. Bien, encore quatorze, ne put il s’empêcher de penser avec une amère ironie.

 

Son nouvel adversaire ce présenta bien vite, pas tellement différent de son précédent sanguinaire, et Boris s’élança en avant, lance baissée. Mais le sanguinaire se déplaça de côté, hors de portée, et Boris fut emporté par son élan. Alors qu’il passait devant lui, le démon abattit sa lame, mais ne réussit heureusement qu’à couper la hampe de la lance. Mais cela laissa Boris seul, avec son coutelas. Le sanguinaire siffla et avança, et essaya un coup latéral rapide. Boris s’abaissa, esquiva et lança son bras en avant. Il rencontra de la résistance avec son coutelas, accompagné d’un cri de douleur de la part du sanguinaire. Il poussa en avant, et soudain il n’eut plus qu’un nuage de poussière devant lui. Et de deux.  Mais, alors qu’il abaissa son bras, une douleur fulgurante lui transperça le dos et il tomba en avant. Roulant sur lui-même, il atterrit sur son dos et pu voir un gigantesque démon préparant à abattre sa lame sur lui. Ulric… pensa Boris, sentant son heure venue.

 

Mais le sanguinaire fut frappé de derrière, et, après un grognement, se disloqua. Boris, blessé à mort au niveau du dos, put ainsi voir le combat qui se déroulait non loin. Cinq sanguinaires étaient encore debouts et encerclait l’Elfe, qui venait de sauver la vie de Boris, et qui combattait avec une épée dans chaque main. Alors qu’un démon tentait un coup bas en direction des jambes, l’Elfe recula, feinta sur un sanguinaire, en décapitant un autre au passage alors que celui ne s’attendait pas à recevoir une attaque. Plus que quatre. L’Elfe, agile, esquiva une attaque, en para une autre, effectua une roulade qui l’amena près d’un des démons, se releva trop vite pour que Boris puisse suivre, et enfonça une de ses épées dans le torse du sanguinaire, la lame ressortant du dos de ce dernier. Par une suite de bottes savante, l’Elfe tint les trois restants en respect, puis laissa une ouverture dans sa défense pour qu’un des sanguinaires s’y engouffre, chargeant avec énergie. L’Elfe recula alors, laissant le démon passer devant lui, et d’un grand coup d’épée, lui trancha le dos. Mais il avait baissé son attention et un des deux démons survivant abattit son arme sur le dos de l’Elfe. Il y eut un grand éclair blanc, et, lorsque Boris recouvrit enfin la vue, un des sanguinaires était à terre, couvrant son visage de ses mains griffues, son épée tombée à ses côtés. L’Elfe arrêta promptement ses souffrances, son épée dessina un grand arc dans l’air avant de renvoyer le démon chez son sombre maître. L’Elfe combattit donc le dernier sanguinaire. Il feinta à gauche, puis à droite, et enfin de face, et le sanguinaire, désorienté, recula, abaissant son arme et permettant à l’épée de l’Elfe de trouver un chemin jusqu’à sa gorge.

 

Le dernier démon battu, un grand silence régnait sur la clairière. L’Elfe remarqua Boris, qui baignait dans son sang à côté de son poignard et de trois épées démoniaques. Il s’approcha du kislevite mourant et posa sa main doucement sur son épaule, posant ses épées à côté de lui.

 

— Ne t’inquiète pas, Boris, tout va bien se passer, lui dit l’Elfe.

— Ra… ravi… d’avoir com… combattu avec… t… toi… répondit péniblement Boris, crachant du sang.

— Moi de même. Ulric saura t’accueillir auprès de lui. Tu as combattu bravement et as honoré tes ancêtres.

 

Boris sentit ses yeux se fermer. Avant de perdre complétement la vue, il aperçut les épées de l’Elfe. Il n’y avait pas fait attention lors du combat, mais maintenant… Elles étaient noires comme la nuit, les pommeaux sertis d’améthyste. Il aperçut même quelques éclairs parcourir les lames.

 

Il se remémora alors les paroles de l’Elfe.

 

Et Elthanir partit traquer les démons.

 

On ne sait son destin.