Le Silence sous les Feuilles
Si Martin avait eu l’âme poétique, il aurait pu admirer le silence qui régnait dans le lieu. S’il avait été un brin littéraire, il aurait pu dire que chaque rare bruit paraissait, devant l’immensité de cette absence de sons, aussi puissant qu’un coup de tonnerre, aussi perçant que le cri de l’aigle qui plane seul au-dessus du monde. Mais Martin n’avait pas l’âme d’un poète. Il n’était pas non plus un homme littéraire. Non, il n’était qu’un enfant, et il s’ennuyait. Ils étaient quatre. Son père, sa mère, son demi-frère, et lui. On aurait pu se dire que l’un d’entre eux aurait eu assez de présence d’esprit pour lancer une conversation. Mais non, rien, pas un son ne sortait des autres convives ! Et, par conséquent, Martin s’ennuyait. Alors il inventa un jeu : deviner ce qui se cachait derrière les visages des membres de sa famille, celle du comte d’Ostenheim.
Son père, le comte, ne disait rien, se contentant de contempler les armoiries familiales trônant au-dessus de la porte, en face de lui. Il a raison, se disait Martin, moi aussi j’aime les regarder. Mais non, ce n’était pas ça. Le comte pensait à sa propre misère et à sa famille brisée, et cela le rendait triste.
Sa mère ne parlait pas non plus. Mais elle souriait. Le repas doit lui plaire, pensait le garçon. Il aurait dû savoir qu’elle ne pensait qu’à son propre pouvoir, ça et rien d’autre.
Son demi-frère, de dix ans son ainé, regardait une servante sans mot dire. C’est vrai, se disait Martin, elle est très belle. Mais encore une fois, il ne connaissait pas la vérité. Non, c’était sa présence féminine qui rappelait à l’héritier familial qu’il allait bientôt se marier.
La servante, elle, faisait bien attention à ne regarder personne, et ne disait rien. De toute façon, elle n’aurait pas pu prendre la parole. Après tout, elle n’était qu’une servante, se dit Martin. En réalité elle avait déjà d’autres problèmes : elle s’inquiétait pour son enfant à naître et l’avenir qu’il qui lui serait réservé.
Il avait ainsi fait le tour des personnes présentes. Lassé, Martin se borna à faire tourner sa fourchette dans sa soupe, alors que le silence s’alourdissait, semblable à un linceul qui recouvrait peu à peu la pièce et tous ceux qui s’y trouvaient.
Mais un dernier convive partageait son repas avec la noble famille, loin, loin, et pourtant si près, avec les ténèbres pour seule compagnie. Il ne parlait pas non plus, car avec lui ne régnaient que les ombres, et il préférait écouter ce qu’elles lui murmuraient à l’oreille...
Mais cela non plus, Martin ne le savait pas. Somme toute, Martin ne savait pas grand-chose, mais après tout, il n’était qu’un enfant. Et de toute façon, qui peut percevoir les sombres pensées, les désirs et les agonies qui se meuvent derrière le silence tout puissant ?
***
Le vent fait bouger mes feuilles. Je le sens. Le soleil me nourrit, je le sens. Le sol me nourrit. Je le sens. Je sens aussi des vibrations qui s’approchent, car mes racines en perçoivent les résonances du sol. On touche mon tronc, on le serre. Puis le sol vibre encore une fois. Un rythme régulier qui se casse. Puis plus rien.
Après un moment, le sol vibre de nouveau. On abime mon tronc et je sens ma sève qui s’en échappe. Je sens aussi que le sol est devenu plus lourd, tout d’un coup.
Encore des résonnances qui s’approchent. Bien plus nombreuses. Mes feuilles frémissent. On touche mon tronc, on y grimpe, on arrache bon écorce, on tord mes branches, on les casse, et l’une d’elles s’alourdit.
Encore ces vibrations ! Mais cette fois, elles s’éloignent.
Le vent souffle, ce soir. Il y a de l’humidité dans l’air.
Puis encore un autre vient, il s’approche, il monte, et encore une fois je sens qu’une branche s’est penchée et est plus lourde.
On pourrait presque entendre la nuit pleurer.
Mais après tout, les arbres n’entendent rien.
.
***
Plus j’y pense, plus toute cette histoire me dégoute. Je ne sais même pas pourquoi j’ai cherché à tirer cette histoire au clair, et en tout cas je sais maintenant qu’il aurait mieux valu ne pas le faire. Qu’un petit comte de province puisse avoir une enfant hors mariage et l’élève comme servante à l’insu de tous dans sa propre demeure, soit. Après tout il venait de perdre sa première femme et ne savait pas encore qu’il allait se remarier. Mais qu’il donne naissance à un enfant corrompu par le chaos et que, dans un instant de faiblesse, il décide de l’élever seul, en l’enfermant dans les profondeurs du château ? Je frémis rien que d’y penser.
Quoiqu’il en soit le destin s’est bien joué de lui : son fils ainé, inconscient de l’engeance que son père avait semé dans le château, tomba amoureux de sa propre sœur ! Ou plutôt de sa demi-sœur, mais au final ça ne change pas grand-chose. Savoir qu’elle attendait un enfant de lui me donne envie de vomir. Elle a dû penser la même chose quand son père l’a reconnue alors que son fils la lui présentait comme celle avec qui il voulait se marier, car, sûrement accablée de honte et de chagrin, elle s’est enfuie du château et s’est tranchée les poignets en lisière de la forêt.
C’est comme ça, prostrée contre le tronc d’un vénérable chêne, que l’a retrouvée son frère. C’est là que tout se complique : l’autre frère, celui enfermé dans le château, apprit on ne sait trop comment ce qui était arrivé et réussi, là encore sans explications plausibles, à s’évader du donjon où il avait été si longtemps enfermé. Je crois personnellement qu’en plus d’être frappé de mutations, il avait aussi quelques affinités avec le vent de l’ombre. Toujours est-il que le voilà en train de découvrir sa sœur morte et son frère la serrant dans ses bras. Ici aussi, l’histoire est quelque peu confuse : rage meurtrière, folie, inconscience ? Quoiqu’il en soit ce dégénéré tua son propre frère dans la foulée. Un braconnier assista à toute la scène (et c’est de lui que je tiens cette partie du récit, l’autre témoin de l’affaire étant le vieux chêne lui-même) : tout ce qu’il vit fut le fils de son seigneur se faire brutalement assassiner pas un brute du chaos : son sang ne fit qu’un tour, et, tout braconnier qu’il était, il rameuta ton son village et ils lynchèrent le meurtrier avant de le pendre à l’arbre même qui avait tout vu arriver.
Les gardes seigneuriaux trouvèrent les corps là où les villageois les avaient, ces pauvres ignorants superstitieux n’ayant pas osé toucher aux corps des victimes, et rapportèrent la nouvelle au comte. Quelque chose a du se briser dans le vieil homme car il alla lui-même se prendre aux côtés de sa fille et ses deux fils, laissant son dernier enfant, âgé d’à peine dix années, à la tête de la région. Bien sûr la mère du petit, la seconde femme du comte, assura la régence, mais son fils mourut bien vite aux suites d’une maladie inexpliquée, après quoi des cultistes incendiaires le château et plongèrent le pays dans l’anarchie.
Mais je sais mieux que quiconque ce qu’il s’est passé, pour avoir rencontré plusieurs survivants du drame : le garçon ne mourut pas accidentellement, mais fut empoisonné par sa mère pour qu’elle puisse elle-même prendre la tête du comté au profit des cultistes dont elle faisait partie. Mais là encore le destin se prouva fort ironique car ses propres confrères la laissèrent brûler avec la demeure de son défunt mari.
Aucun mot de ceci ne doit arriver à l’empereur ni à qui que ce soit d’autre, mais je pense que quelqu’un ici doit savoir ce qui s’est véritablement passé. Après quoi, personne, je dis bien personne, ne doit savoir que les forces chaotiques ont eu accès aux sphères de la noblesse. Nous avons assez de problème avec ça. Dites simplement à la cours que le comté est tombé aux mains des serviteurs des dieux sombres après un adroit complot.
Tout le reste devra être passé... sous silence.
Extrait d’une lettre du prêtre-guerrier Balder Archimandias à son ami Gerhard von Heutler, Grand Intendant du palais impérial.
***
Cruel, cruel destin ! Sa bourrasque terrible a arraché toutes les feuilles les plus vigoureuses, ne laissant que la plus vieille et la plus décharnée, condamnant l’arbre à souffrir du vent froid, si froid, de la mort. Assis sur la branche du vénérable chêne, je me sens comme cette pauvre vieille feuille qui s’accroche désespérément pour sauver son arbre, sa famille. Mais c’est peine perdue, car tout le feuillage est tombé. Il en reste bien une dernière, toute jeune, mais je sais que le vent la fera tomber bien assez tôt. Non, elle en a assez, cette vieille feuille, de combattre ce qu’elle ne peut, à la fin, que perdre. La corde est passée autour de mon cou, bien attachée à l’arbre. La vieille feuille attend que vienne le vent qui la fera tomber, loin, en bas, pour rejoindre ses enfants qui se sont fait emporter si soudainement pas la mort.
Et, sur la branche de l’arbre,
La feuille tombe
Et meurt.
Les derniers mots du comte d’Ostenheim. Manuscrit conservé aux archives secrètes du palais impérial. Communiquée par Balder Archimandias à Gerhard von Heutler.