Sombre Héritage
— M'dame ? M'dame ?
Lumière. Je plisse les yeux. Il doit être tôt pour que les rayons du soleil puissent arriver jusqu’au fond de ma cabine. Me relevant, je tire les draps et descends de ma couchette. Je suis contente d’avoir eu l’idée de dormir habillée malgré la chaleur qui règne dans les cabines en ces eaux : je n’ai pas envie de me montrer au premier venu. Écartant mes cheveux entremêlés de mes yeux pour distinguer mon interlocuteur, je m’avance à petits pas. Benji, le mousse. S’il vient me réveiller à une heure pareille, c’est qu’il a du se passer quelque chose d’important. Inquiète, je lui demande d’une voix encore empreinte de sommeil :
— Qu’y a-t-il ? Il est à peine l’aube, il est arrivé quelque chose de grave ?
— Non, m’dame, me répond timidement le jeune garçon.
— Alors pourquoi me réveiller si tôt ?
Il rougit :
— Excusez-moi m’dame mais c’est votre frère qui vous demande. On est arrivé.
— Ah, d’accord.
— Il vous attend dans la cabine du capitaine.
— Bien, tu peux lui dire que je me prépare et que j’arrive s’il-te-plait ?
Je lui souris :
— Ça serait tellement bien de ta part.
Il rougit encore plus et baisse les yeux. :
— Oui m’dame, tout ce que vous voudrez, m’dame.
Et le voilà qui file en courant sur le pont, louvoyant entre les marins qui s’agitent en tous sens. Je ne peux m’empêcher de soupirer. Ces humains, tous les mêmes. Mais bon, il faut que je m’habille. Et vite vu que c’est mon frère qui attend. À toute vitesse, j’enlève l’habit qui me sert de robe de nuit et j’ouvre la petite armoire qui fait le coin dans ma petite cabine exigüe. Hop, des sous-vêtements, une robe, une ceinture à la taille et voilà qui est fait. Je profite du miroir qui orne le dos de la porte de l’armoire —d’après mon frère, je suis la seule à en avoir un— pour m’examiner de haut en bas. Pas mal, quand on s’habille en cinq minutes. Allez plus qu’à me peigner et on dira que ça sera bon.
Cinq minutes plus tard, je sors de ma cabine, située à l’avant du navire, et prend la direction de l’arrière du bateau. J’essaie de ne pas croiser les regards des autres marins. Je n’aime pas leur façon de me dévisager : on dirait un mélange de dégout, parce que je suis une femme sur un navire, et la fascination parce que je suis une Elfe. Une. Rien qui me donne envie de sortir de ma cabine le soir venu, en tout cas. Alors je regarde le ciel, avec le soleil qui effectivement vient tout juste de se lever. Pas un nuage ne vient troubler le bleu de la voute céleste. Il y a une certaine fraîcheur dans l’air, sans doute un reste de la nuit, c’est très agréable, d’autant plus que la journée s’annonce chargée en chaleur, surtout vu les régions dans lesquelles nous naviguons.
Heureusement la porte de la cabine du capitaine n’est plus loin, maintenant. Je toque à la porte. Pas de réponse, ou alors je n’en ai pas entendue. Toujours est-il qu’il faut bien que j’entre alors je pousse le battant et m’avance dans la grande cabine réservée au capitaine. À cette heure-ci, elle est inondée de soleil, ses rayons entrant par la grande baie vitrée, au fond. Plissant les yeux en attendant qu’ils s’adaptent à la luminosité ambiante, j’arrive à distinguer le bureau, au centre de la cabine. Deux silhouettes, noires dans le contrejour, évoluent autour. L’une d’elle me fait un sec signe de tête pour me signaler que je peux avancer.
À petit pas, je m’approche donc du bureau. Au fur et à mesure que j’avance, ma vision devient meilleure : j’arrive enfin à distinguer les formes et les couleurs avec plus de précision, ce qui me permet d’observer les deux silhouettes qui se dressent devant moi. L’une d’elle, plus petite que l’autre, est coiffée d’un tricorne d’où jaillit une longue chevelure bouclée, noire et huilée, tout comme sa barbe. Le capitaine. Il me scrute lui aussi, de ses petits yeux porcins, enfoncés dans leur carcan de peau ridée, juste en dessous de ces sourcils épais et broussailleux. Soutenant le regard, j’y perçois une pointe d’avidité, ce qui me fait immédiatement baisser les yeux, qui tombent sur les deux mains de l’homme, à la peau burinée, qui serrent les deux pans de son long manteau bleu brodé de fils d’or, maintenant ternis pas le temps. Descendant encore, j’en arrive à ses grandes bottes de cuir noir, qui lui arrivent aux genoux. Mais une voix sèche et impérieuse m’oblige à me tourner vers le second personnage.
— Lenia. Nous t’attendions. Prends place.
Docilement, je m’approche encore un peu du bureau, les yeux tournés vers mon frère. Dominant d’une tête le capitaine, il est vêtu comme à son habitude d’amples vêtements teints en noir, l’épée à la ceinture. Une cape descend de ses épaules, accrochée par une broche portant l’emblème de notre maison : le soleil levant sur une mer, ici agitée. Ses cheveux châtains, libres, descendent en de nombreuses boucles sur cette dernière, encadrant son visage émacié, taillé à la serpe, aux pommettes hautes et saillantes. Comme à son habitude, il se tient très droit, les mâchoires serrées, ses sourcils froncés et avec ses yeux à l’expression si ferme… Pour meubler le silence, je lance :
— J’ai entendu que nous étions arrivés, est-ce vrai ?
Et le voilà qui reprend son air de désapprobation dont il a le secret. C’est fou, quand on le regarde, on a l’impression que le monde entier le déçoit, et moi en particulier.
— Oui, pourquoi t’aurais-je fais demander, sinon ? me répond-il.
Je baisse les yeux.
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais rien. Mais tu peux apprendre. Alors viens là, plus près, et regarde cette carte.
Il m’attrape par le bras et, de sa poigne de fer, me force à me pencher sur la carte.
— C’est une carte de la Mer de l’Effroi, n’est-ce pas, Frère ?
Toujours ce même air de déception profonde. Le capitaine nous regarde sans rien dire, probablement étonné de cet étrange rituel.
— Mais encore. Regarde de plus près. Là.
Il pointe de son index un endroit précis de la carte.
— Un archipel, Frère.
— Mais encore.
— L’archipel des Îles Brumeuses.
— Bien. On a peut-être retrouvé le Vaillant ancré dans une baie de la plus grande île. La vigie a affirmé avoir vu un bateau qui ressemblait à un navire asur. Frère est donc sûrement ici, car je ne pense pas qu’il puisse y avoir beaucoup d’autres Asurs naviguant dans ces eaux. Aurais-tu une idée de ce qu’il aurait pu venir faire ici ?
— Non, Frère. Il n’a jamais vraiment été très proche de moi, tu sais.
— Effectivement. Il ne s’intéressait qu’à Sœur et nos parents. Mais on ne sait jamais.
— C’est sûrement à cause de son livre.
— Sûrement.
— Mais tu ne l’as pas.
— Non.
Encore cet air de déception. Mais de la déception envers lui, cette fois. Il se retourne vers moi.
— Bon, tu vas pouvoir rentrer dans ta cabine, le temps que l’on s’approche et que l’on jette l’encre. Mais avant, je dois te mettre au courant de certaines choses.
Je hoche la tête docilement :
— Oui, Frère.
— Bien. Nous allons aller à la recherche de ton frère sur l’île s’il n’y a personne sur le navire.
— Je m’en doute Frère.
— Tais-toi, réplique-t-il sèchement. Laisse-moi finir avant d’ouvrir ta bouche.
Je baisse les yeux, honteuse. Lui, il continue :
— Si je pars dans la jungle. Tu viendras avec moi.
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas te laisser ici, pas seule.
Heureusement que le capitaine ne comprend pas l’Elfique. Il ne devrait pas aimer ce passage. Je hausse les épaules et réponds à mon aîné avec humeur :
— Mais je peux bien me défendre toute seule !
— Je sais. Mais pas toujours.
Cette fois je m’emporte complètement :
— Mais même les mages de Hoeth ont vu de quoi j’étais capable ! Ils auraient dû me prendre !
— Mais tu étais trop jeune. Et tu l’es toujours. Tu ne maîtrises pas encore entièrement tes pouvoirs, et tu le sais très bien.
Alors que je me détourne pour partir en courant vers la porte, il me prend par le bras, m’empêchant de m’enfuir, et de son autre main me force à lever la tête pour que je le regarde droit dans les yeux. Ces derniers brillent toujours de cette lueur de folie et de colère mal contenue, qui s’allume quand il s’emporte. Je me laisse faire : il ne vaut mieux pas le contrarier quand il a ce regard-là. Il me dit dans un souffle, sa voix sifflant entre ses dents serrées :
— Je suis ton aîné et tu me dois obéissance. Si je te dis que tu viendras, tu viens, un point c’est tout. Pas de discussion. C’est clair ?
Il desserre son étreinte, et j’en profite pour me dégager d’un mouvement rageur de l’épaule. Je n’esquisse tout de même aucun geste pour sortir. Il vaut mieux agir ainsi dans ces moments-là. Je baisse la tête en guise de soumission.
— Oui Frère.
— Bien. Et tâche de te tenir correctement. Tu es presque une dame.
Je ne dis rien. Il poursuit :
— Mais bon, comme je suis clément, tu auras droit à un petit répit de ce côté-là pendant tout le temps que nous serons à terre.
Je ne peux m’empêcher de hausser un sourcil d’étonnement.
— Que veux-tu. La jungle n’est pas un endroit où robes et froufrous sont les plus adéquats. En conséquence, pas de robe pour toi tout ce temps-là…
— Quoi ? Mais que veux-tu que je mette sinon ?
J’aperçois une lueur dans ses yeux. Aussitôt je quitte cet air rebelle et marmonne un petit « pardon » apeuré.
— Si tu pouvais me laisser finir, tu le saurais. Donc je disais, pas de robes pour toi lors de ce petit voyage à l’intérieur des terres. C’est pourquoi je t’ai fait fabriquer ceci.
Il se penche et prend un petit coffre qui était posé par terre à côté du bureau. Me tournant le dos, il le pose sur ce dernier. J’entends un petit bruit de serrure qui s’ouvre mais ne peux toujours rien voir. Me dressant sur la pointe des pieds, j’essaye d’apercevoir quelque chose par-dessus l’épaule de mon frère. En vain. Puis il se retourne. Il tient, plié, un vêtement. Plusieurs même. Du tissu noir, on dirait qu’il brille. C’est beau ! C’est alors que je me rends compte que quelque chose ne va pas :
— Mais c’est un habit de garçon !
Cette fois, mon frère ne s’emporte pas : sa tête se renverse et sa bouche s’ouvre pour laisser passer un rire franc. Je souris : ce n’est pas souvent que ce genre de scène arrive entre nous. Mais il reprend vite son air sérieux, même si les commissures de ses lèvres sont plus hautes qu’à l’habitude, gage de son amusement.
— À quoi t’attendais-tu, voyons ? me lance-t-il. Tu pensais aller dans la jungle en robe et bijoux ? Eh bien non ! (son regard se fit d’un coup plus dur) La jungle, ce n’est pas une petite promenade pour se dégourdir les jambes. La jungle, elle est vivante, elle ressent, elle te sent. Et elle n’aime pas les étrangers qui viennent passer sous ses sombres voutes. Nombres d’inconscients ne s’en sont pas méfiés et elle les a avalés à jamais. Oh, bien sûr, certains reviennent, mais pas comme ils étaient entrés… Et comme je compte bien t’y trainer, vaille que vaille, je veux que tu y sois préparée. Alors tu mettras ces habits. C’est clair ?
— Oui, Frère, fais-je avec humilité.
Et le voilà qui reprend cette expression à moitié enjouée. Il me montre le pantalon, et dit :
— Allons bon, ne fais pas cette tête et regarde-moi ça : je l’ai fait faire sur mesure, rien que pour toi. (il caresse le vêtement) Allez, touche-moi ça : c’est du cuir, et très résistant ! Mais le mieux c’est ça.
Et, comme pour appuyer ses propos, il retourne d’un geste l’habit. Il s’explique :
— Je l’ai fait expressément doubler de velours, car tu es quand même la fille de la maison du Soleil Levant.
Effectivement, en tâtant l’étoffe, je me rends compte de sa qualité.
— Ça m’a l’air très confortable, dis-je.
— Et le haut est comme ça aussi. C’est une veste, bien sûr, mais il y a une chemise à ta taille.
— Eh bien…
— Oui je sais. Mais c’est la seule solution.
— Non, je pourrais très bien…
— La discussion est close, répond-il d’un ton sans équivoque.
— Bon, et ensuite ?
Il se retourne, pose les habits sur le bureau et sort du coffre une ceinture autour à laquelle est accrochée une courte dague dans son fourreau. Là, c’est tout de suite plus intéressant.
— Voilà encore pour toi.
Il me tend la ceinture, et je la prends d’une main. En la regardant de plus près, je me rends compte que tout le cuir a été gravé. Frère a sans doute remarqué mon regard car il s’empresse d’ajouter :
— Oui, j’ai fait graver quelques hauts faits de notre maison. Du travail magnifique et, lui aussi, résistant. De quoi transporter tes affaires les plus précieuses pendant notre voyage.
Je ne peux m’empêcher de répondre tristement :
— Je n’ai pas grand-chose de précieux, tu sais.
— Oui, je sais. Moi non plus.
— Et la dague ?
— Ah, oui ! Du bon acier bien tranchant, très léger. Pour que tu puisses avoir quelque chose pour te défendre, au cas où.
— Mais je t’ai dit que…
— Allez, tais-toi et prépare-toi.
Et, sans me laisser le temps de protester, il me prend la ceinture des mains, la remet dans le coffre avec les autres vêtements et, d’un geste, il me le pose sur les bras, de sorte que je ne peux que le rattraper pour ne pas le laisser tomber. Et le voilà qu’il me saisit par les épaules et me dirige doucement mais sûrement vers sortie, me glissant un :
— Va, j’ai à faire avec le capitaine. Et attends-moi sur le pont, nous partirons dès que nous aurons atteint la baie.
Je passe d’ailleurs à côté de ce dernier en sortant. Retiré dans son coin, il avait allumé sa pipe et fumé en attendant la fin de ce dialogue, pour lui sûrement ennuyeux, auquel il ne comprenait pas un mot. Me voyant partir, il s’était rapproché du bureau, la pipe toujours entre les dents. Il me fait un petit clin d’œil qu’il accompagne d’un sourire aux dents brunies, et cassées pour certaines, alors que je passe juste à côté de lui. Le regardant sans le voir, je lui réponds d’un signe de tête assez froid.
Me revoilà dehors, le vent soufflant dans mes cheveux. Quelques regards étonnés s’attardent sur mon coffre alors que je traverse le pont dans le sens inverse, mais je n’y fais pas vraiment attention : comme à mon habitude, je ne préfère pas croiser le regard des marins, alors je regarde le ciel. Cette fois, plus question de fraîcheur : la lourde humidité de la journée c’est déjà installée alors que le soleil avance toujours plus dans sa course céleste, quelques nuages paresseux entravant son chemin. Effectivement, une île se profile, au-delà de la proue, côtoyée par quelques autres petits îlots épars.
Mais bon, je dois me préparer, alors je n’ai pas de temps pour m’attarder à scruter cette mystérieuse île que nous avons en guise de destination. Je rentre dans la cabine, rouvre le coffre et en sort les cadeaux de mon frère. Encore une fois, je ne peux que m’arrêter pour tâter la douce étoffe du revers des habits. Cela a dû lui coûter une petite fortune ! Je suis sûr qu’il a encore vendu quelques autres bijoux de Mère pour me les faire confectionner.
Allez, dépêchons-nous et j’aurais le temps de penser après. J’enlève ma robe, enfile la chemise légère de soie blanche —un régal au toucher— puis le pantalon que je maintiens d’une main pendant que j’y passe la ceinture ouvragée Effectivement, la dague qui y pend ne pèse pratiquement rien. Intriguée de l’objet que je n’avais pu voir en détail jusqu’à présent, je sors l’arme de son fourreau après avoir fini d’attacher la ceinture. La lame fait un petit bruit agréable en se frottant contre le cuir de son étui. C’est étrange, le manche adopte exactement la forme de ma main, comme si… De toute façon, elle m’était destinée, donc c’est normal. Non ? En tout cas, la dague a un éclat magnifique, et elle est si légère… Je la retire complètement pour mieux la contempler : elle est tellement fine ! Je pourrais couper un de mes cheveux sur toute sa longueur avec une telle lame.
Eh, mais, n’est-elle pas elle aussi gravée ? L’approchant d’un rai de lumière qui filtre à travers la porte, j’examine de plus près ce qui se révèle être un chef d’œuvre d’orfèvrerie : sur la lame est gravé le nom de ma maison, entrelacé de décorations diverses : je vois une rose, une licorne, et, enfin, à la fin du nom, un phénix prenant son envol devant un magnifique soleil levant dardant ses rayons sur une mer calme. J’en ai le souffle coupé tellement les détails sont magnifiquement gravés dans l’acier. Frère a fait une folie, me dis-je en souriant. J’exécute ainsi quelques mouvements avec la dague, qui semble voler dans l’air, la lame brillant d’un éclat incomparable à chaque fois qu’elle rencontre un rayon de soleil. Il faut dire que dans notre famille, même les filles savent manier le fer. Nous avons ça dans le sang, tout simplement.
Mais bon, il faut encore que j’enfile cette veste de cuir et que je choisisse quelques affaires à emporter dans la forêt. En sortant l’habit, je me rends compte que je n’ai pas entièrement vidé le coffre. En effet, il reste encore dans le fond une sacoche, relativement grande, équipée d’une bandoulière, que Frère ne m’avait pas montrée. Elle est sûrement de même provenance que la ceinture. Voilà qui me sera utile pour la suite, vu que je n’ai pas grand-chose d’autre pour emporter quoi que ce soit avec moi... D’une main distraite, je mets la veste, qui se révèle elle aussi d’une étoffe bien plus légère que ce que l’on pourrait attendre d’un tel habit en cuir doublé de velours. Étonnant.
Bien, maintenant, les affaires à prendre… Eh bien… Mes vêtements sont là : nous ne resterons sûrement pas longtemps là-bas, et puis se changer dans ces conditions… Mais avec la sueur, l’humidité, les bêtes et les plantes sauvages… Euh, prenons de quoi se changer quand même, on ne sait jamais. Quelques sous-vêtements sont donc roulés en boule au fond de la sacoche. Ensuite viens la broche en or à l’effigie d’un aigle, seul souvenir de Mère. Et après… Eh bien c’est qu’il ne reste pas grand-chose… Et puis sinon ce sont des choses qui doivent rester sur le navire. Ah si, un peigne et du savon pourraient m’être forts utiles là-bas. Ils viennent donc rejoindre le reste dans la sacoche et… Et le tri s’arrête là.
Au moins, mon frère sera content : pour une fois que je serais à l’heure, je ne le décevrais pas. À moins qu’il ne trouve encore une autre raison pour être déçu. Il faut dire que Frère est très exigeant. Je ne peux pas lui en vouloir, son enfance a été difficile, et ça l’a profondément marqué. Comment faire autrement, né faible et studieux dans une famille de guerriers ? On lui en a toujours trop demandé, on ne l’a jamais compris.
Mais il ne s’en est pas désespéré pour autant. Non, il appartient tout de même à la maison du Soleil Levant. Il a juste été déçu. C’est tout. Il s’est enfermé dans un carcan d’indifférence et de déception, et il a tenu, tenu toutes ces années où on le forçait à abandonner ses livres pour combattre son frère dans la cour, frère qui lui faisait mordre la poussière à chaque fois. Oh ! Il n’en est pas mauvais aux armes pour autant, il a ça dans le sang, et puis son entraînant ne s’est pas perdu non plus. Notre frère ainé était juste meilleur. Mais lui, c’était un fonceur, un vrai seigneur du Soleil Levant. Le cadet, lui au moins, il en avait dans la tête. Il est mesuré, mais aussi calculateur et froid. Il lui arrive même parfois d’être cruel. Tout ça pour quelques livres !
Mais il est né dans la maison du Soleil Levant, alors il devait être un guerrier. C’est pour ça aussi que Père et Mère ont toujours préféré Aenil et pas lui. Aenil c’était leur héritier, un vrai guerrier aguerri, l’archétype même du noble du Soleil Levant. C’est pour ça que Vaniel s’est senti abandonné, seul avec ses livres, peut-être est-ce aussi ce pourquoi il s’est jeté corps et âme dans ces tomes en question. Au moins en est-il devenu très intelligent. Mais cette absence d’amour, cette absence de reconnaissance, cela faisait que chaque jour, il devenait plus distant, plus froid, et de fait toujours plus oublié.
Puis il y a eu moi. Moi, Lenia, celle qui n’aurait jamais dû arriver. Celle qui est tombée comme ça, pouf, alors que personne ne m’attendait. Vraiment, on m’a dit que lorsqu’elle l’a appris, Mère était au comble de la joie : son quatrième enfant ! Un événement qui arrive rarement en Ulthuan. Déjà avec les deux jumeaux Aenil et Lanieth, le frère et la sœur ainés… Mais bon, avec quatre enfants, les derniers sont rarement les préférés. Surtout qu’à l’instar de son frère, Lanieth, c’était la dame du Soleil Levant, cultivée, offrant une agréable compagnie, douée à la chasse et pour tout ce qui touchait à l’équitation. Bref, tout ce qu’il fallait pour plaire à Mère et à Père. Et moi à côté, qui toute petite a failli se faire piétiner par un cheval, si ce n’était pour Vaniel qui m’avait tiré de dessous l’animal enragé à la dernière seconde, ce qui a fait que je n’ai plus osé m’approcher d’un destrier avant ma douzième année. Disons que mère a vite déchanté. Et comme je ne pouvais supporter les « heures d’apprentissage pour le maintien en société » et que j’en profitais pour m’évader et courir à travers champ, ça n’a rien arrangé. Oh, et puis, avec les quelques incidents « magiques » survenus peu après mon neuvième printemps… Incidents se réitérant parfois, d’ailleurs, même si maintenant mon contrôle sur mes « pouvoirs » s’affirme de plus en plus.
Alors bien évidemment, ça nous a rapprochés, Vaniel et moi : nous étions les moutons noirs de la famille, les rejetons condamnés à l’oubli. Je pense que ça l’a sauvé, Vaniel, d’avoir quelqu’un avec lequel échanger un peu d’affection. Mais Frère n’en est pas sorti intact. Il sera toujours quelqu’un de froid et distant pour ceux qui ne le connaissent pas. Mais il y a un cœur chaud sous la couche de glace. Il est difficile à atteindre et se cache bien, mais des fois le soleil darde ses rayons à travers les noirs nuages de son humeur.
Mais bon, ce n’est pas le bon moment pour ressasser le passé : nous avons à faire dans la forêt, là-bas. Je sors donc de ma cabine, après avoir enfilé mes grandes bottes de chasse —je pense qu’elles me seront plutôt utiles là où je vais. Encore une fois, je suis obligée de subir les regards inquisiteurs des marins du bord. Montant sur le gaillard d’avant, je vois que l’île, même si elle s’est rapprochée depuis, est toujours assez distante. Vu qu’il faudra inspecter le navire Asur, sait-on jamais, avant de partir sur les terres, j’ai encore un peu de temps devant moi.
N’ayant rien à faire de mieux, je m’assois en tailleur à côté du bastingage et regarde l’île grossir lentement, toujours de plus en plus grande. Bizarrement, je n’ai pas très chaud malgré la veste de cuir que je porte. Ces vêtements ne cesseront jamais de m’étonner, je me dis à moi-même. Je reste ainsi assise pendant de longues minutes, le soleil chauffant agréablement mon dos.
Puis une ombre passe au-dessus de moi et une main s’abat violemment sur mon épaule. Sursautant, je me retourne, effrayée. Mais ce n’est que le mousse, Benji. Il rigole bien, d’ailleurs, de m’avoir fait peur de la sorte… Faussement outrée —histoire de lui donner le change, je lui dis :
— Benji ! Tu n’as pas honte d’effrayer ainsi une dame ? En voilà un comportement indigne de ta part !
Ce qui le fait rire de plus belle. Je me détourne de lui, plus pour l’empêcher de me voir sourire que pour faire semblant de le bouder. Il rétorque :
— Mais tu n’es pas une vraie dame, pas vrai ?
Je ne peux m’empêcher de rire à ces mots.
— Oui, réponds-je, c’est vrai ! Ce qui ne t’as pas empêché de m’appeler « m’dame » et de me vouvoyer une heure plutôt !
Cette fois il ne dit rien. Je pouffe de plus belle devant sa mine déconfite. Au bout d’un moment, il arrive à balbutier :
— Mais c’est que je ne savais pas comment m’y prendre, je, je…
J’ai enfin réussi à me calmer un peu, et j’en profite pour lui tendre une perche :
— Tu ne savais pas vraiment comment t’y prendre pour me réveiller sans trop me déranger, c’est ça ?
— Oui, oui ! s’empresse-t-il de répondre. C’est exactement ça, e je me sentais tellement gêné…
Il rougit et regarde ces pieds. Je souris doucement. S’il y a bien une seule personne de convenable ici c’est bien le petit mousse.
— Et qu’est-ce que tu viens faire ici, alors ? je lui demande.
— La même chose que toi, mais je ne savais pas que tu étais ici, je peux partir si tu veux…
— Non, fais-je en riant, ta présence ne me perturbe pas, alors je t’autorise, dans mon extrême générosité, à rester ici.
Il fronce les sourcils. L’idée qu’il a du mal à comprendre ce que je viens de lui dire me fait reprendre mon fou rire. J’essaye de respirer doucement pour me calmer et lève les yeux vers Benji qui se sent de trop avec moi et se balance de droite à gauche, l’air gêné.
— Ça veut dire que tu peux rester ici, va !
Il ne se le fait pas dire deux fois : à peine ai-je fini ma phrase qu’il s’assied en tailleur à mes côtés. Nous restons ainsi un moment sans nous parler, les yeux dans le vague et le vent soufflant dans nos cheveux. Alors qu’il regarde ailleurs, j’en profite pour le dévisager un peu. Son physique m’étonnera toujours : il est tellement élancé et tellement mince que le moindre coup de vent semblerait pouvoir l’emporter. Mais il n’en est pas ainsi, bien au contraire ! Il est très agile et profite de son physique pour se balancer de cordages en cordages, ce qu’il fait sans la moindre hésitation. Mais pas sans quelques accidents, comme le témoignent les quelques bleus et cicatrices que j’aperçois sur ses bras et sur son torse que révèle sa veste sans manche de toile déchirée. Ses cheveux blonds et bouclés, en bataille, s’agitent doucement sous l’effet du vent, libérant ainsi la vue de ses yeux bleu couleur de tempête. Il a le visage creusé, ces temps-ci, ses pommettes déjà saillantes en temps normal n’arrangeant rien. Mais il a l’air de se plaire sur le navire, et arbore toujours ne serait-ce que l’ombre d’un sourire. Aujourd’hui n’échappe pas à cette règle : il souriait doucement.
Benji, c’est vraiment la seule personne convenable sur ce navire à part mon frère… Il ne me regarde jamais comme les autres, qui eux ont une certaine lueur dans le regard qui m’effraye. Mais Benji, non. Lui il est plus réservé. Il faut dire que c’est le benjamin de l’équipage, et le seul mousse d’ailleurs, donc ça le met d’une certaine manière en bas de l’échelle… Mais je pense que tous l’aiment bien, Benji. Il est toujours souriant et avenant, un peu timide mais toujours prêt à la bonne humeur… Bref un compagnon de voyage idéal. Il sait se faire des amis, lui, même s’il ne semble pas vraiment en vouloir.
On a d’ailleurs une drôle de relation, lui et moi. Au début du voyage, un mois plus tôt, il n’osait même pas m’approcher : il me regardait juste discrètement comme s’il avait peur que je le prenne sur le fait. Je pense que lui aussi, à ce moment, n’appréciait pas les femmes à bord. Puis une fois, je ne me rappelle plus pourquoi, il devait faire passer à l’équipage un message de Frère, et il a oublié de le faire. C’était un message important, je crois, et cet oubli nous a fait faire un détour d’une semaine car nous avions raté un cap ou quelque chose du genre. Ce qui n’a pas plus à Frère, bien sûr. Mais c’est que le capitaine a voulu en faire un exemple ! Vingt coups de fouet devant l’équipage, qu’il disait ! Vaniel n’était pas pour, mais il s’est laissé convaincre : « Ça leur insufflera un peu plus d’énergie et de bonne volonté » m’a-t-il dit. Alors j’ai protesté. Et il m’a écouté. Et Benji s’est vu épargné de cet épisode qui aurait pu se montrer très désagréable… Et le soir, il est venu me trouver dans ma cabine pour me dire merci. Il fallait le voir, tout rouge, à regarder ses pieds ! Alors j’ai éclaté de rire, et lui aussi, et ça a commencé comme ça.
Mais ça varie souvent, entre nous : des fois, je lui dirai quelque chose qu’il prendra mal et il me boudera pendant un temps, d’autre fois c’est l’inverse. Mais on revient toujours à la charge. On passe nos journées à discuter de tout et de rien, à regarder dans le vague et quelque fois on fait des petites farces aux autres marins. Mais attention ! Il faut rester simple car une punition est vite arrivée sur un navire comme celui-là… Alors on se retient. Mais on rigole bien quand même.
Tiens ? Le voilà qui me regarde, maintenant. Je détourne vite le regard pour qu’il ne se rende pas compte du temps que je viens de passer à le regarder. Je l’entends me dire :
— Il paraît que vous allez descendre à terre sur l’île, là-bas ?
— Oui, je lui réponds, nous allons chercher une trace quelconque de notre frère.
— Votre frère ? C’est donc pour ça que vous êtes venus !
— Quoi, après tout ce temps, tu n’es pas au courant ?
— Non, tu ne m’en as jamais parlé et l’équipage n’est pas vraiment au courant de telles choses.
— Tu ne m’as jamais demandé de t’expliquer le but de ce voyage, c’est tout, lui fais-je en haussant les épaules.
— Eh bien je te le demande, maintenant.
Je ris.
— Soit, mais sache que c’est un peu plus compliqué que « allons chercher frérot » et c’est aussi un peu long, comme histoire.
— Ça tombe bien, j’ai du temps à perdre : quartier libre aujourd’hui car j’ai bien travaillé hier.
— Si tu le veux, alors.
— Oui, que je le veux ! Allez, raconte !
— D’accord, d’accord…
Je sors un pendentif de ma chemise. Celui-là, un des derniers qui me restent, je le garde tout le temps sur moi, autour de mon cou. Détachant la chaîne en or, je le prends dans ma main et le lui montre.
— Tu vois ce pendentif ? Il porte l’emblème de notre maison : un soleil se levant sur la mer. Pourquoi cet emblème ? Tout simplement parce que notre maison est celle du Soleil Levant. Mais sais-tu vraiment pourquoi elle s’appelle ainsi ?
Il fait non de la tête, ses yeux grands ouverts.
— Tout simplement parce qu’à l’aube des temps, bien avant votre Sigmar, lors des guerres entres les Elfes et les démons pour la domination du monde, les guerriers de notre maison étaient toujours les premiers sur les champs de batailles, à l’aube. Voilà pourquoi. Cela nous a d’ailleurs coûté : nos pertes ont été grandes, même après la Grande Guerre contre le Chaos. Car vinrent la Déchirure, qui sépara le peuple des Elfes entre Malékith, avec ses suivants, et les défenseurs du roi légitime, et la Guerre de la Barbe, qui opposa Nains et Elfes. Toutes deux des guerres sanglantes et sans merci. Le combat contre les serviteurs de Malékith n’étant pas encore fini à ce jour. Bref, toujours est-il que me famille, avec sa vocation guerrière, s’englua dans les conflits et causa ainsi sa perte : un ancêtre parti sur les îles du dragon disparu, et sa ville avec lui, sans qu’on sache pourquoi, et les autres partirent contre les druchii dans des conflits futiles qui rongèrent nos biens, nos hommes, nos économies : la guerre doit se préparer, et est chère en vie tant dans la victoire que la défaite. Vois où ces années de ces guerres nous ont menées : de nos terres reste un château délabré autour d’un petit village, vestige d’un jadis grand et puissant port. De notre peuple reste une centaine de paysans maladifs, de nos richesses une poignée d’or et quelques bijoux, de notre flotte un navire rongé par les vers. De ma famille, une ruine se raccrochant à des vieilles valeurs qui n’ont plus raison d’être, ces mêmes valeurs qui m’ont mise de côté, avec mon frère. Celles du noble chevalier chevauchant sur son lui aussi très noble destrier pour conquérir de terres lointaines à un vil ennemi, délaissant se faisant son peuple et sa famille, la condamnant à une lente chute dans le gouffre de la misère.
Je prends un petit moment pour me calmer, car, sans vraiment m’en rendre compte, j’ai haussé le ton au fur et à mesure de mon discours pour finir presque hurlant les dernières paroles. Benji, lui, est toujours assis à côté de moi et me regarde béatement. Après avoir enfin retrouvé une respiration à peu près normale, je continue :
— Enfin bref, il est inutile de rager contre le passé : ce qui s’est jadis produit ne pourra jamais être changé. La seule possibilité étant de ne pas reproduire les mêmes erreurs le moment venu. Toujours est-il que mes parents et mes deux autres frères et sœurs ne voulaient pas admettre que leur façon de vivre était perdue à jamais. Père est allé une nouvelle fois au combat et n’en est pas revenu, du moins pas comme il en était parti, ce qui a laissé ma mère mourir de chagrin, seule, dans son lit trop grand et trop froid. Mais cela ne les a pas détournés, ni Aenil ni Lanieth, de leur voie. Et Lanieth est morte. Personne n’a su pourquoi. Aenil lui, a réussi à l’apprendre. Il a pris le livre qui était sur la table de chevet de ma sœur, a regardé la page à laquelle elle était ouverte, a ouvert grand les yeux, l’a refermé sans dire un mot. Il a enterré Lanieth dans les règles et il est parti, comme ça, sans rien dire, emportant avec lui les derniers hommes vaillants qui nous restaient sur son navire branlant. Bien évidemment, il ne nous a pas, nous, sa propre famille, informé de quoi concernant son départ, son but, sa durée… Rien. Il a même emporté le mystérieux livre avec lui. Et il n’est pas revenu.
Je regarde Benji, qui est toujours là à me fixer de ces grands yeux bleus. Comme émergeant d’un rêve, il me fait :
— Et alors, que s’est-il passé ensuite ?
Je hausse les épaules :
— Et bien nous sommes partis le chercher. Arrivés à la capitale, Lothern, nous avons payé un marchant avec force de bijoux, appartenant à mère, pour qu’il nous amène sur le Vieux Monde, mais il ne nous a pas emmené plus loin que Lashiek, en Arabie, le premier grand port à l’Est de notre île. Il était fort probable qu’Aenil se soit arrêté là-bas pour faire une petite escale avant d’entreprendre un plus grand voyage, alors nous l’y avons cherché, lui ou au moins une trace ou preuve de son passage. Heureusement, après quelques jours de recherches, un autre marchand nous a dit avoir fourni des vivres à un nobliau elfique dont la description correspondait étroitement à celle de notre frère. Il nous a dit l’avoir questionné sur sa destination, mais il n’a pas eu de réponse plus précise que « la Mer de l’Effroi ». Nous avons donc proposé à un capitaine mercenaire de nous y emmener et de nous aider à retrouver Aenil, en conséquence de quoi il serait grassement payé avec encore d’autres breloques familiales.
— Et c’était le capitaine Harlad ! s’exclame Benji, tout content d’avoir bien suivi tout l’histoire.
— Oui, c’était bien ton capitaine, lui dis-je en souriant à demi. Et bien sûr tu connais la suite.
— Oui, nous avons fait cap sur les Îles du Dragon en longeant le plus possible les côtes, puis, arrivés à l’archipel, nous avons fait le tour de îles, où nous avons enfin localisé le bateau !
— C’est ça. Maintenant nous allons essayer de retrouver Aenil, mort ou vivant, et découvrir son fameux secret.
— Mais si toi et ton frère n’aimiez pas Aenil, comme se fait-il que vous soyez partis le rechercher ?
— Le respect des valeurs familiales, tout simplement.
Je soupçonne aussi Vaniel de chercher une quelconque reconnaissance chez ce frère qui l’a toujours dédaigné, malgré tout ce qu’il y a entre eux, mais je n’en dis rien. Il est des choses dont il vaut mieux ne pas parler.
De son côté, Benji soupire.
— Toute cette noble quête, me fait-il. On se croirait dans une des histoires que maman me racontait quad je ne pouvais m’endormir, avant qu’elle ne parte… J’aimerai tant venir avec vous !
Je ris :
— Tu es trop jeune, ils ne t’enverront pas : seuls les plus vaillants et quelques autres pouvant se rendre utiles viendront avec nous, rien de plus.
— Mais toi tu y vas, et tu dois être aussi jeune que moi ! me fait-il d’un air faussement indigné, son regard trahissant son amusement. Ce n’est pas juste !
— Je suis bien plus vieille que toi, Benji, je suis une Elfe, rappelle-toi, et ce n’est pas du haut de tes quinze printemps que tu vas pouvoir égaler mes vingt-trois années !
— J’ai seize ans ! continue-t-il d’un air dépité. Pourtant tu n’as pas l’air plus âgée que moi… Ce n’est pas juste que vous les Elfes puissiez vivre indéfiniment alors que nous nous vieillissons si vite !
— Que veux-tu, je suis née Elfe et tu es né humain, ce qui fait que je vivrais sûrement cent fois plus longtemps que toi, et puis c’est tout. Et je te rappelle que je suis directement concernée par la recherche de mon frère, il est donc normal que je vienne.
— Il n’empêche, ce n’est pas juste !
— C’est ainsi.
— Mais je pourrais pourtant me rendre utile : je pourrais aller de l’avant, je suis agile donc je pourrais grimper aux arbres, repérer le terrain, et plein de choses du genre !
Je ne le laisse pas transparaître mais il me doit d’avouer que l’idée d’avoir un compagnon de voyage convenable pour le temps que nous allons passer dans cette jungle est plutôt tentante.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, lui dis-je, je peux en parler à mon frère, si tu veux.
Un sourire d’intense bonheur vient instantanément éclairer son visage, il s’exclame en se levant avec énergie :
— Oh oui ! Ça serait tellement… tellement…
Il se met à rougir et détourne instantanément le regard. Je lui mets amicalement la main sur l’épaule en me levant à mon tour
— Eh bien je ferais en sorte que tu viennes avec nous ! Mais attention, je ne peux rien te promettre, et de tout manière, la jungle peut être dangereuse…
— Qu’importe ! Je viendrais avec toi ! Merci, merci merci, merci !
Et il m’enlace de joie. Je me raidis. De tels débordements d’émotions ne sont pas communs de là où je viens… Ce qui ne m’empêche pas, après un petit moment d’incertitude, de lui rendre l’étreinte. Je regarde discrètement l’île, qui s’est nettement rapprochée depuis le début de notre discussion : elle s’étale, emplissant l’horizon. Je peux même voir la baie où est amarré le Vaillant, le navire d’Aenil, qui est à présent gros comme mon poing… De l’autre côté, j’entends les marins qui s’agitent sur le pont. Je desserre mon étreinte pour finalement me détacher de Benji.
— Bon, ce n’est pas tout ça, mais si tu veux venir avec nous à terre, il faut vite que je prévienne Frère ! Je vais aller le trouver dans sa cabine pour lui parler de tout ça… Attends-moi là, je ne devrais pas en avoir pour très longtemps.
Je descends ainsi de la proue, presque en courant, la vision de Benji me saluant, souriant depuis la plateforme me restant dans les yeux.
Suite à venir...
* * *
— Alors ?
La voix de mon frère claque dans la pièce. La réponse ne se fait pas attendre :
— Nous n’avons rien trouvé : pas de vivres, pas d’armes, et enfin pas d’équipage. Le navire est complètement vide, sire.
— Bien, vous avez fait du bon travail. Rappelle les autres et fait les attendre sur le pont, nous vous rejoindrons sous peu.
— Oui, sire.
Le marin esquisse une petite courbette ridicule et quitte la cabine du capitaine du Vaillant. Il ne reste que moi, Vaniel et Harlad. Ce dernier demande de sa voix profonde et rocailleuse :
— De toute évidence, ils sont partis en ne laissant rien derrière eux. Avec tous les vivres que devait contenir la cale, ils ont dû prévoir un voyage de longue haleine. Je ne parle pas des armes…
— Qui signifient qu’ils s’étaient préparés à une attaque armée, je sais. Mais s’ils étaient les attaquants ou les attaqués, nous n’en savons rien. De toute façon, pour ce qui est de ce long voyage, c’est évident ! Vous avez vu l’état de ce navire ? On voit bien qu’il n’a pas reçu d’entretien depuis un bon moment ! Et ce fichu carnet ne m’aide pas !
D’un geste rageur, il jette le carnet de bord du navire sur le grand bureau de chêne. Le claquement retentit dans l’espace restreint. Et Vaniel continue de sa voix dépitée :
— Qu’avons-nous à faire des tempêtes qu’ils ont rencontrées, de leurs lieux d’escales et des vivres qu’ils ont achetés ? Rien ! Ce qu’il nous faut, ce sont des informations sur leur but, leur destination ! Mas de tout cela, aucune note, aucun indice !
Un poing rageur s’abat sur le bois, qui grince sous le coup.
— Aenil voulait sûrement cacher sa destination aux yeux de tous, sauf peut-être de son équipage, fais-je. En tout cas, il y a réussi.
— Je m’en doute bien ! s’exclame mon frère en se retournant vers moi. J’espérais simplement que nous pourrions découvrir sur le navire quelque indice qui eut pu nous faciliter la tâche… Mais cet espoir était vain. (il soupire) Enfin bon, il va maintenant essayer de les pister à travers la forêt, en espérant qu’il reste encore des traces de leur passage… Harald, c’est là que nous allons avoir besoin de vous. Suivez-nous sur le pont.
— Vous me payez assez pour ça, répond simplement ce dernier.
Nous montons ainsi sur le pont, passant à côté de la porte à double battants donc le bois commence sérieusement à pourrir. Les marches en bois ne sont pas dans un meilleur état, les planches libérant de longues plaintes à chaque fois que nous posons à peine un pied dessus. Sur le pont recouvert de mousse et garni de planches brisées s’étalent en rang les quinze hommes d’équipage que Vaniel a choisis pour nous accompagner à terre. Tout à gauche du premier rang, Benji me fait un grand sourire. Je lui retourne un petit signe de tête discret. Frère demande au capitaine :
— Vous avez des vivres pour combien de temps ?
— Avec ce que vous nous avec laissé, environ un mois. Plus, si on se rationne. Il était sage de votre par de remplir les cales au maximum lors de notre dernière escale.
— Je suis un Elfe prudent. Nous avons également assez de vivre pour cinq semaines. Mais nous pourrons aussi trouver à manger dans la jungle. J’en ai déjà étudié et la faune et la flore. Mais il se peut que nous soyons retardés si nous croisons des … inconvénients sur la route. Il serait préférable que vous nous attendiez le plus possible si vous voulez toucher l’intégralité de votre paie.
— Je vois, fait le pirate, en hochant la tête. Ne vous faites pas de soucis.
— Mais, dans le cas où nous ne serions pas de retour après un mois et demi, vous avez mon autorisation de lever l’ancre.
— Et pour ce qui est du…
— Dans votre cabine se trouve un petit coffre en bois. Il n’est pas fermé à clé. Vous y trouverez de quoi vous dédommager. Mais gardez bien à l’esprit que ce n’est qu’un partie, et une partie seulement, de la somme promise.
— C’est compris. le capitaine hoche une nouvelle fois la tête.
— Bien. Maintenant j’ai besoin de vos lumières, capitaine.
— Tout ce qu’il vous semblera bon de demander, sire, demandez-le.
— Et cessez de m’appeler sire !
— Vous êtes un noble, nous vous appelons comme tel.
— Pas avant d’avoir la preuve de la mort de mon frère serais-je considéré comme étant le seigneur de notre maison, alors veuillez, s’il-vous-plaît, arrêter de me nommer de cette façon.
— Tout ce qu’il vous plaira, dit Harlad en inclinant la tête.
— Bon, nous en étions aux questions…
— En effet.
— Alors voilà, vous avez seulement trois barges, celles du Vaillant. Vous devez transporter une centaine d’hommes avec leurs armes et de quoi les faire tenir pendant un mois environ, peut-être même plus, dans cette jungle luxuriante. Quel endroit (Vaniel, d’un mouvement de bras, lui montre les plages bordant la baie) vous semblerai le plus approprié pour faire débarquer tout cela.
Le capitaine ne répond pas de suite. Il s’accoude sur le bastingage et, le menton soutenu par une main, et ses sourcils broussailleux si froncés qu’ils ne formaient plus qu’une seule ligne lui barrant le front, il scrute la baie où est ancré le navire. Personne ne bouge, Frère, immobile, observant Harlad de son regard inquisiteur. Quant à moi, j’attends impatiemment la réponse de ce dernier.
Après un long moment, Harlad se redresse et se retourne vers Vaniel. Il lui montre une plage plutôt longue, non loin du Vaillant.
— Vous voyez cette bande de sable, là ? Eh bien c’est ici que j’irai : avec trois barges, que j’imagine plutôt imposantes, c’est selon moi l’endroit le plus adéquat. La plage n’est pas loin du navire ce qui fait que les aller-retours en gagneraient en rapidité.
— Pourtant, il y a d’autres plages plus proches, donc pourquoi celle-là ? demande mon frère, sceptique.
— Tout simplement à cause de sa longueur, qui permet d’aligner trois grandes barges sans qu’elles se gênent. Comme il n’y en a que trois, elles seront chargées en matériel, donc longues à décharger. Pour éviter tout problème manœuvre et surtout pour qu’une d’elles ne se retrouvent pas coincée sur l’eau alors que les deux autres sont en train de se faire décharger, c’est le meilleur choix. Enfin, celui d’un vieux baroudeur de capitaine.
Cette fois, frère a l’air convaincu.
— Aenil était aussi un marin expérimenté. Tout bon membre de la famille en était un. Ou presque. Toujours est-il que si vous avez raison, il y a de fortes chances qu’il ait fait débarquer tout le monde là-bas. Je vous le demande : êtes-vous vraiment sûr de votre choix ?
— Oui, sûr et certain. N’importe quel bon capitaine ayant un brin de jugeote ferait ce choix.
— Bien, je vous remercie de votre aide, capitaine Harlad.
— Je vous en prie. Revenez-nous vite, nous vous attendrons avec impatience. Je pense d’ailleurs que nous établirons un camp à terre durant votre absence.
— Faites comme bon vous semblera, je ne suis pas responsable de vos actes.
Sur ce, Vaniel se retourne vers ses mercenaires et leur lance d’un ton sec :
— Bon, vous avez tous entendu ? Nous débarquerons sur cette plage, là-bas ! Transportez-y tous les vivres et votre matériel pendant que je chercherai la piste à suivre. Allez, dépêchez-vous !
Aussitôt, les hommes se mettent au travail et commencent à se répartir les quatre barques qui leur sont réservées. Deux autres restent : l’une pour moi et Vaniel, maniée par l’un des marins, sans oublier celle d’Harlad et de son rameur. Dans le tumulte des mercenaires vaquant à leurs occupations, Frère attrape Benji par le bras.
— On m’a dit que tu avais de bons yeux. Est-ce vrai, mon garçon ?
Interloqué, Benji ne répond pas. Son regard croise le mien, j’en profite pour lui faire un petit clin d’œil.
— Oui m’sieur ! répond-il finalement.
— Bien, tu viendras donc avec nous, nous ne serons pas de trop à trois.
— Oui m’sieur, tout ce que vous voudrez, m’sieur.
— Allez, tais-toi et monte à bord, lui fait mon frère en lui indiquant notre barque.
Docilement, il descend à l’échelle et s’installe sur un banc, Vaniel à sa suite, et enfin moi en dernier. D’un signe de tête de son employeur, le marin sort ses rames et se met à son travail. La traversée sera courte. Me penchant un peu par-dessus bord, je scrute les fonds marins, révélés par l’eau claire que le soleil, maintenant bien haut dans le ciel, éclaire puissamment. J’aperçois quelques poissons en dessous de nous, mais ils fuient à l’approche de notre embarcation. Je mets doucement la main dans l’eau, créant quelques remous. Elle est agréablement fraîche, et je me sens immédiatement rassurée à son contact. Après tout, ne sommes-nous pas une maison de guerriers et de marins ? En relevant les yeux, je vois que Benji me regarde. Après avoir vérifié que Frère ne me regarde pas —il désapprouverait toute amitié avec de telles personnes, même quelqu’un comme Benji— je lui fais un grand sourire, que le jeune garçon me retourne. Je n’ai vraiment pas fait une erreur en convaincant Vaniel de l’emmener avec nous.
Mais déjà nous sommes arrivés. Nous pouvons mettre les pieds sur la terre ferme, enfin ! Une fois sur le sable, j’hésite même à enlever mes bottes pour sentir les grains entre mes orteils… Après tant de temps en mer, c’est si étrange de ne pas ressentir le sol tanguer sous nos pas ! Mais Frère me rappelle vite à la réalité.
— Bon, nous devons trouver une trace du passage d’un convoi d’une centaine d’hommes, à pieds. Trois barges plutôt grandes doivent être cachées quelque part dans les alentours. Nous allons donc les chercher, elles ou n’importe quelle autre preuve du passage d’Aenil et de son expédition, faute de quoi nous serons obligés de faire la même chose pour une autre plage, et ainsi de suite jusqu’à ce que nous trouvions la bonne. Nous avons le temps que les autres mettront à tout débarquer et répartir le matériel entre eux, soit environ une heure, peut-être moins. Vous avez compris ?
Je hoche la tête docilement, le mouvement ponctué d’un « Oui, Frère. », pendant que Benji se redresse et s’exclame presque « Oui, m’sieur ! ». Nous nous dispersons ainsi en de différents endroits de la plage, pour examiner méticuleusement les abords de la forêt. Alors que nos chemins vont se séparer, Benji allant vers la droite de la plage et moi au centre, le mousse me glisse, le sourire aux lèvres :
— Je suis sûr que je trouverai des traces avant toi !
— On parie ? lui réponds-je en riant doucement.
— Tenu !
Et ni une ni deux nous courrons vers nos aires de recherches respectives. Je commence par m’enfoncer de quelques pas dans la forêt, histoire d’avoir une vision plus en profondeur dans la jungle, sait-on jamais, ça pourra me servir. Je progresse ainsi, longeant la lisière, soulevant les tas de branchages et inspectant le sol avec minutie. Mais au bout de plusieurs minutes, toujours rien. Je crois à plusieurs reprises que j’ai découvert un chemin tracé de main d’homme, ou d’elfe, mais à chaque fois que j’en empreinte un, il se termine par un cul de sac de ronces et de branchages. Lorsque je vois que les marins ont déjà mis la plupart de leurs affaires à terre, je commence réellement à désespérer. Mais le coup de grâce vient quand j’entends la voix de Benji qui crie :
— M’sieur, m’sieur, les barges ! Les barges ! Je les ai trouvées !
Un peu jalouse mais aussi curieuse, j’accoure aussi vite que je le peux dans la direction de la voix de Benji. Sortant de la forêt, j’aperçois du coin de l’œil Frère qui lui aussi s’avance à grands pas. Nous arrivons ainsi à l’extrémité de la plage, dans un petit demi-cercle de sable qu’a formé une avancée de la plage dans la forêt. Là, Benji, au centre, nous exhibe fièrement, cachées sous un tas de branches et de feuilles en décomposition, une barge tout aussi pourrie, la coque brune, noircie par endroits, recouverte de mousse. Il nous dit avec fierté :
— Les deux autres sont un peu plus loin, mieux cachées, mais pas assez pour moi !
Vaniel est apparemment fort satisfait de cette découverte. Il pose la main sur l’épaule du garçon et lui dit :
— C’est bien, tu t’es montré à la hauteur de tes dires. Ou était-ce tout simplement de la chance ? Peut-être, peut-être pas. Toujours est-il que tu as trouvé une preuve du passage de mon frère et de ceux qui les accompagnaient, et tu en seras récompensé : pas de matériel à porter pour toi pendant l’aller, ça te paraît suffisant ?
Benji est, je crois, un peu surpris par cette offre au jugé de ses yeux qui s’écarquillent aux dires de Frère. Je pense qu’il s’attendait sûrement à quelque chose de plus matériel. Mais il répond tout de même, inclinant légèrement la tête :
— Oui m’sieur, merci m’sieur.
— Bien, va porter le mot aux autre et attends nous avec eux, je n’ai plus besoin de toi pour le moment.
Benji file sans demander son reste, mais, quand il passe à côté de moi, ne peut s’empêcher de me lancer un sourire triomphant. Je fronce les sourcils au début, mais ne peut m’empêcher moi aussi, au final, de lui sourire.
— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?
Je suis prise de court par cette question émanant de mon frère. Je réussis tout de même à bredouiller :
— C’est un bon compagnon de voyage mais…
— Et veille à ce qu’il ne m’appelle plus « m’sieur », c’est très horripilant.
— Mais je…
— Bon, j’ai cru voir leur piste. Je vais chercher nos hommes.
— Mais…
— Suis-moi.
Et le voilà qui part à grands pas. Et je suis bien obligée de le suivre… Ce que je fais en soupirant. Ce qu’il peut être suspicieux, des fois, alors qu’il n’y a rien à soupçonner… Mais bon, passons. Nous voilà de retour au centre de la plage, où se sont rangés nos mercenaires. Benji est, comme toujours, à gauche du premier rang. Avec un sac sur le dos, de surcroît assez volumineux et, à voir la tête du mousse, plutôt lourd, mais aussi avec une grosse marque rouge sur la joue. À coup sûr, les autres ne l’ont pas cru. Prévisible. Tant pis pour eux si Frère le remarque. Et ça ne rate pas :
— Que fait le mousse avec une charge sur le dos ? demande sèchement Vaniel. Je l’avais pourtant relevé de ce devoir.
La plupart des hommes restent impassibles, le dos droit. Certains haussent les sourcils. L’un d’entre eux, le plus grand et surtout le plus laid —avec toutes ses cicatrices qui apparaissent sur son crâne chauve, sur ses épaules larges et sur ses bras épais, sans oublier son nez cassé et ses tatouages très… éloquents, difficile de faire pire— a l’air un peu confus. Je crois que c’est le meneur de la petite bande. Il bafouille :
— Mais… Nous croyions… C’était pas un mensonge ?
— La personne qui pose les questions, ici, c’est moi, répond Vaniel.
Frère le toise de ce regard dédaigneux dont il a le secret. Le mercenaire baisse les yeux. C’est drôle de voir une personne de sa carrure essayer de se faire tout petit… Je me retiens à peine de rire. Mais Vaniel continue :
— Et la réponse est non. Il disait vrai. Garçon, enlève ce sac de tes épaule et donne le à ton camarade devant moi. Pour qu’il se rappelle de sa petite erreur, il portera le contenu entier de ces deux sacs, le sien et le tien. Mais comme je suis clément, cette punition ne durera que jusqu’à ce soir : quand nous établirons le campement, vous pourrez répartir une nouvelle fois et de façon équitable le matériel.
Benji s’exécute. Je ne manque pas de remarquer le regard plein de colère et, sûrement, de jalousie, que le mercenaire lui adresse alors que le garçon lui tend le sac. Vaniel ne dit rien. Soit il n’a rien remarqué, soit il fait semblant de n’avoir rien vu. Le connaissant, la deuxième solution est la plus probable. Mais, lorsque Benji veut retourner à sa place, Frère le prend fermement par le bras et le place à côté de lui.
— D’ailleurs, ce garçon sera dorénavant mon intermédiaire, entre vous et moi, quand j’aurais plus important à faire que de me déplacer en personne pour vous commander. Considérez donc tout ce qu’il dit comme si je vous parlais moi-même. C’est clair ?
Les mercenaires ne répondent pas : ils se contentent de s’incliner légèrement avant de se redresser, encore plus droits qu’avant. Il n’y a que notre « ami » aux deux sacs qui rajoute un « Oui m’seigneur. ». Vaniel reprend :
— Bien. Nous allons maintenant nous engager dans la jungle. Faites attention à tout ce que vous voyez : touchez un seul animal et vous aurez peut-être assez de chances pour voir votre bras se décomposer avant de mourir. Cette forêt est dangereuse. Elle tue plus sournoisement qu’un soldat ennemi pourrait le faire en vous enfonçant une épée dans le cœur, mais elle n’en est pas moins efficace. Je connais plusieurs centaines de façons de mourir dans la jungle, allant de la mort en quelque seconde à l’agonie de plusieurs semaines. Donc le mot d’ordre est : « ne rien toucher ». C’est bien compris ?
Là encore, les mercenaires marquent leur entendement par une petite inclination de la tête. Satisfait, Vaniel poursuit :
— Le chemin que nous allons emprunter est long et sûrement tortueux, semé d’obstacles. Des obstacles naturels, je veux dire. Lianes et autres buissons. C’est pourquoi j’aurais besoin d’hommes forts et endurants qui puissent supporter des journées à trancher des branchages à la machette. Bien sûr, cela se fera à tour de rôle. Y a-t-il un volontaire pour commencer maintenant ?
Dès qu’il termine ces mots, un mercenaire s’avance sans hésitation. Il est plus petit que la plupart des autres, mais, sans aucun doute, c’est lui qui a les plus gros bras… Il est d’ailleurs assez imposant : il a les épaules larges et la mâchoire carrée, sans oublier ses épais sourcils sous lesquels brillent des petits yeux bien enfoncés dans ce crâne épais, et dans lesquels on peut deviner un homme expérimenté dans son domaine. Malheureusement pour lui, dans ces yeux je ne trouve pas trace d’une grande intelligence… Mais la voix de Frère coupe court à ma réflexion sur le mercenaire :
— Bien, très bien, j’aime le volontariat spontané. Comment vous appelez-vous ?
— Karl, dit-il avant d’ajouter avec précipitation : M’seigneur.
— Soit. Karl, vous prendrez donc la tête de la troupe aujourd’hui, lui dit mon frère avant de s’adresser à tous, disant : Bon, comme je viens de lui dire, Karl prendra la tête du groupe. Nous, c’est-à-dire moi, ma sœur et le mousse suivrons. Je donnerais les indications sur la route à prendre et Benji transmettra mes ordres. Quant à vous, vous nous suivrez en file indienne. Et rappelez-vous bien : ne touchez à rien sans mon autorisation : moi seul connais les secrets de la forêt. Et encore, je n’en connait qu’une partie, ce qui veut dire que je serais peut-être incapable de soigner certaines de vos blessures si vous commettez l’erreur de transgresser cet ordre… La mort rôde toujours près de nous, alors soyez vigilants. J’ai été clair ?
Cette fois c’est un chorus de « Oui, chef ! » qui répond au propos de mon frère. Impressionnant. Un vrai corps de petits soldats musclés couverts de cicatrices. Je les soupçonne de ne pas toutes les avoir gagnées de façons honnêtes… Mais bon, que veut-on… Vaniel a eu raison de les engager, je pense. Mais déjà Frère reprend la parole :
— Voilà qui est bien. Bon, suivez-moi, notre piste débute là-bas.
Il nous pointe un grand arbre noueux qui se démarque des autres sur le côté gauche de la plage. Mais à part le fait qu’il soit imposant, grand et épais par rapports aux autres arbres chétifs et autres bambous qui poussent aux abords de la plage, il n’y a rien de particulier : j’ai beau plisser les yeux, aucun chemin ne se révèle à mon regard. De toute façon, ce n’est pas très important d’essayer de distinguer quelque chose d’aussi loin vu que nous nous dirigeons là-bas… Frère s’y élance déjà, Benji à ses côtés, suivis de près par le dénommé Karl qui essaye de les rattraper, n’ayant pas prévu le départ soudain de Vaniel. Je devrais d’ailleurs faire la même chose que lui avant que les autres mercenaires ne me dépassent…
Le sable crissant agréablement sous mes bottes, je dépasse Karl en courant, l’homme, ralenti par son fardeau, soufflant à perdre haleine pour maintenir l’allure. Mais c’est seulement avec quelques secondes qu’il rejoint le groupe de tête que je forme avec Frère et Benji. Nous marchons ainsi en silence, chacun lutant pour maintenir le pas que nous impose mon frère. C’est facile pour lui, avec ses grandes jambes !
Nous arrivons ainsi, tous haletants, mis à part, bien sûr, Vaniel, devant le grand arbre. C’est une espèce que je ne connais pas, avec son écorce peu épaisse, blanchâtre, et ses longues feuilles triangulaires brillant d’un vert éclatant. Sûrement une espèce de ces latitudes… C’est alors que Benji pousse un cri d’étonnement ; il pointe du doigt le tronc. Me tournant, suivant la direction de son index pointé, je découvre sur le tronc un signe gravé dans le bois. Une tête de mort. Je ne peux m’empêcher de hausser un sourcil : c’est étrange, ce crâne, placé juste avant de prendre notre chemin dans la forêt… J’entends d’ailleurs Karl qui marmonne :
— C’est un avertissement ! Une malédiction ! Nous ne devrions pas prendre ce chemin !
Mais Vaniel se contente de rire… En attendant, les autres mercenaires nous ont rejoints, et ils n’ont pas l’air aussi amusés que Frère par cet étrange signe. J’avoue que je suis moi-même un peu perplexe, mais je n’en dis rien et ne laisse pas transparaître mes émotions. Je suis une dame de la maison du Soleil Levant, je ne fléchis pas devant quelques symboles futiles gravés dans un vieil arbre. Enfin, je ne suis pas sensée le faire… Benji non plus ne montre pas signe d’effrois ou d’autre émotion du même acabit. Mais sa main serrée sur le petit pendentif qu’il porte autour du cou —un marteau sculpté dans du bois, sûrement un icône assimilée à leur dieu-guerrier— n’échappe pas à mon regard. Ses camarades sont encore moins discrets : j’entends des murmures qui passent d’une oreille à l’autre, et ils n’ont plus l’air favorable à notre expédition maintenant… Mais Vaniel ne leur laisse pas le temps de protester ouvertement : il s’exclame :
— Eh bien ! Où sont donc passé nos valeureux vétérans ? Effrayés par un signe vieux de plusieurs centaines d’années tout au moins ? Eh oui, regardez bien l’écartement des fentes : l’arbre a poussé et s’est élargi, tirant sur le sigle. Gros comme il est, ce dernier doit être très vieux. Et encore d’actualité ? J’en doute… De toute façon, qu’y a-t-il pour poser un tel signe ? Soit des survivants soit ceux qui ont créé ce soi-disant avertissement. Le premier cas semble peu probable, car les seuls qui auraient pu atteindre l’île sont, soit des pirates où autres explorateurs humains, soit des marins nains, ou des Elfes. Dans le premier cas, des explorateurs où pirates auraient marqué des indications ou au moins une date. Dans le deuxième, les Nains n’utilisent pas ce genre d’avertissement : si vous aviez lu les livres adéquats, vous sauriez qu’ils utilisent toute une panoplie de sigles runiques, principalement pour se retrouver dans les mines, mais aussi pendant des missions d’exploration… De plus, je doute qu’ils aient pu atteindre une telle hauteur pour l’écrire !
Frère rit de sa petite boutade. Il est bien le seul qu’elle fait sourire : les hommes restent graves et perplexes. S’étant calmé, Vaniel continue :
— Et qui d’autre que moi peut savoir que les Asurs n’utilisent pas ce genre de signes pitoyables pour prévenir d’un quelconque danger ? Ma sœur, peut-être. Cela ne nous laisse qu’une solution : les créateurs de ce que ciblaient mon frère et ses hommes. Pourquoi ? Prévenir de quelque piège qu’ils auraient semé sur la route ? Non… Ce n’est pas logique. Ce signe est là pour dissuader. Mais dissuader de quoi ? Quelque chose d’important, sans aucun doute. Je dirais même : quelque chose de précieux. Qui sait, c’est peut-être un trésor ? Sachez que si vous le trouvez, les deux-tiers vous reviendront directement, en plus de votre salaire, moi-même récupérant le dernier tiers, conformément au contrat signé avec votre capitaine. Vous avez donc là un choix à faire : vous pouvez venir avec moi, toucher votre salaire plutôt généreux, si j’ose dire, et avoir l’espoir de trouver en plus un trésor qui vous rendra encore plus riche. Ou alors, vous pouvez nous laisser tomber : nous tuer et repartir sur le navire. Personne n’en saura rien ! Mais alors, seul l’argent se trouvant dans le coffre que j’ai indiqué à votre capitaine vous sera accessible, les autres étant scellés magiquement, en sachant que la somme contenue équivaut seulement les dépenses effectuées au cours du voyage.
Silence. Frère toise les mercenaires pendant un moment avant de poursuivre :
— Alors, que choisissez-vous ? Voulez-vous revenir riches ou partir pauvres ?
Encore une fois, silence. Les mercenaires se regardent entre eux. Ils ont l’air bien confus. Remarque, je les comprends, Vaniel vient de le démonter sur place, ce qui ne doit pas être très agréable. Mais Frère attend, souriant doucement, nonchalamment adossé à l’arbre, comme s’il avait déjà entrevu le fin mot de l’histoire. Soudain, l’homme au deux sacs s’avance : les mercenaires se sont finalement décidés.
— Nous viendrons.
À ces mots, prononcés pas l’homme, Vaniel se relève brusquement, avec bonne humeur.
— Bien ! Je n’en attendais pas moins de vous ! répond-il. Alors maintenant, allons-y ! Karl, en avant !
Et le voilà qui pousse le mercenaire qui peine encore à comprendre ce qui est en train de se passer. Un peu confus, il abat sa machette su les branches tout d’abord avec hésitation, pour enfin gagner en maîtrise, permettant à mon frère, que je suis de près avec Benji, de s’engouffrer sur le chemin entrepris par mon frère ainé longtemps auparavant.
Ainsi, lentement mais sûrement, notre troupe se fait avaler par la forêt, les branchages comme une voûte surplombant quelque procession funèbre se refermant autour de nous tel un linceul…
À suivre...